Homo ex machina

Nouvelle extraite du recueil “Bain de minuit” Lien

 

Le MAMOUTH (Ministère de l’Administration Mondiale Oligarchique et Unilatérale de la Terre et de ses Habitants) avait besoin de ses créatures ici et maintenant.

Zeta se sentait mal. Son retour de couches l’affaiblissait considérablement et elle priait pour qu’aucune complication ne l’oblige à se rendre au Centre Hospitalier de Surveillance de l’État (CHOSE). Dans sa situation, autant se rendre directement au (CRESI) Crémation et REcyclage des Sans Identité

En voyant la Brigade des Blouses Blanches (BBB) s’avancer vers elle, Zeta se mit soudain à transpirer et son cœur s’emballa. La BBB passa tout près d’elle et poursuivit son chemin. Prise de violents tremblements, Zeta se réfugia vivement dans l’encoignure d’une porte. Elle devait absolument se ressaisir et dissimuler son trouble aux passants, suspicieux et rompus à la délation. Le cœur battant à tout rompre, elle s’appuya contre le mur et attendit que la panique qui s’était emparée d’elle diminue d’intensité. Elle était glacée à présent. Il faisait extrêmement froid, presque moins trente-cinq, et les météorologues annonçaient encore une baisse des températures pour les mois à venir. Elle poussa au maximum le thermostat de sa combinaison thermique et patienta encore cinq minutes avant de risquer un regard sur la rue. Tout semblait normal. Encore tremblante, Zeta sortit de sa cachette.

Elle se sentait mal. Son retour de couches l’affaiblissait considérablement et elle priait pour qu’aucune complication ne l’oblige à se rendre au Centre Hospitalier de Surveillance de l’État (CHOSE). Dans sa situation, autant se rendre directement au (CRESI) Crémation et REcyclage des Sans Identité

Zeta s’inquiétait de plus en plus. Pourtant, avec Aron, son compagnon, ils avaient tout minutieusement planifié depuis des mois. Tous les scénarios possibles avaient été envisagés. Rien n’avait été laissé au hasard. Mais les choses avaient beau se dérouler comme prévu, elle vivait la peur au ventre. L’angoisse ne se planifiait ni ne se contrôlait et sous son emprise elle perdait les pédales. Pis, elle agissait maintenant de telle manière qu’elle risquait de se faire repérer d’un instant à l’autre.

Consciente de son attitude, Zeta se remit en marche en essayant d’être la plus naturelle possible. Comme d’habitude, un toit de grisaille écrasait la ville et le froid était intense. Elle se réjouissait presque de retrouver son tube (habitation tubulaire sans fenêtre pour mieux résister au froid). Zeta avait de la peine à imaginer que le soleil ait pu briller un jour, à Paris ou ailleurs. Comme tous ceux de sa génération, elle avait, naturellement, intégré les Programmes d’Enseignement Sous Hypnose (PESH). Des programmes obligatoires issus de la neuroéducation des années 2020 et qui optimisaient les mécanismes cérébraux permettant d’apprendre et de mémoriser.

Zeta savait donc que la pollution atmosphérique et les conflits nucléaires, par la suite, avaient progressivement déréglé le climat dès la fin du XXe siècle et que ces derniers étaient à l’origine de la période glaciaire actuelle. Des archives existaient, bien sûr, et elle avait visionné de nombreux films sur cette sombre et cataclysmique période terrestre.

C’est surtout à partir des années 2030 que les choses s’étaient gâtées. Les dirigeants d’alors, particulièrement ceux des pays influents, plus préoccupés de profit que d’écologie, n’avaient rien entrepris pour freiner le réchauffement climatique. Par ailleurs, à l’époque, les discours contradictoires de moult scientifiques sur le sujet avaient démotivé en masse les citoyens, déjà peu sensibilisés au problème, et avaient accéléré le processus. S’en étaient ensuivies des catastrophes toujours plus dévastatrices. Les cyclones, ouragans et tornades de force dix s’étaient multipliés et avaient ravagé les côtes du Pacifique, de l’océan Indien et de l’Atlantique. Des raz-de-marée gigantesques s’étaient produits et avaient englouti des régions entières. Dans d’autres contrées, la sécheresse dramatique et persistante avait décimé les populations et transformé les terres arables en déserts. Des tremblements de terre si puissants, que l’échelle de Richter avait été pulvérisée, avaient radicalement remodelé la topographie de la planète. Les glaciers et la banquise avaient également fondu, relevant le niveau des mers et des océans, rayant de la carte des régions côtières, des îles et des villes par milliers, Shanghai en tête, parachevant la nouvelle configuration terrestre.

En définitive, les dérèglements climatiques catastrophiques, les pluies diluviennes, les conséquences des éruptions volcaniques et de trois guerres nucléaires avaient entraîné une augmentation si considérable de la couche nuageuse que la planète était entrée dans une période glaciaire en 2070.

Aujourd’hui, cela faisait cinquante ans que le soleil avait disparu de la surface de la terre et que le milliard de survivants enfermés dans des tubes ne connaissaient plus que la grisaille et le froid glacial d’un hiver perpétuel.

Dire qu’à cette époque on l’appelait la Planète bleue ! Elle aurait bien aimé connaître ce temps et surtout y faire naître son enfant.

En pensant à Mada, Zeta sentit son cœur et ses tripes se serrer malgré elle. Parviendraient-ils, Aron et elle, à le protéger de la BBB ? Elle savait, pour l’avoir vu à maintes reprises, comment ils procédaient avec les fraudeurs. L’angoisse la submergea de nouveau et des frissons lui parcoururent l’échine. Non, décidément, elle n’avait pas réellement mesuré ce qui les attendait !

Elle croisa soudain une Mère d’État Professionnelle (MEP) et osa la regarder en face. La femme lui sourit fièrement, son ventre proéminent tendant la combinaison thermorégulatrice d’un blanc immaculé. Elle avançait, telle la prêtresse Io, les yeux rivés sur le bébé FÉcondé et Porté Sous Contrôle Génétique de l’État (FEPSCGE) qui babillait dans la Poussette d’Enfant Télécommandée (PET) lévitant à un mètre devant la MEP. Zeta s’approcha de la poussette et, tout en pressant le pas, jeta un œil sur le bébé.

Non, rien ne distinguait cet enfant du sien. Elle se sentit rassurée.

Elle se rappela tout à coup la Pensée Télépathique (PT) qu’elle avait reçue en même temps qu’Aron, ce jour de mars 2120, il y avait à peine dix mois. Après des années d’attente et de recherches infructueuses, elle allait enfin pouvoir être fécondée. À bientôt trente ans, c’était pour elle le dernier moment. Pour des raisons eugéniques, toutes les MEP avaient moins de trente ans.

Depuis que les multiples pollutions avaient rendu infertiles ou stériles 90 % de la population mondiale, une politique draconienne avait été mise en place. Dans l’attente de la finalisation de la machine à procréer « Homo ex machina », tout le matériel génétique et reproductif des humains était désormais confisqué, répertorié et propriété du Ministère de l’Administration Mondiale Oligarchique et Unilatérale de la Terre et de ses Habitants (MAMOUTH).

La machine à procréer, longtemps fantasmée par les savants, serait bientôt réalité. Grâce à elle, le MAMOUTH se passerait bientôt des services des MEP et contrôlerait, au terrien près, le nombre et la conception de ses créatures. En outre, en dépit des lavages de cerveaux et des condamnations pour pratiques et dissémination de croyances et superstitions hétérodoxes que rien ne semblait pouvoir enrayer, la machine était censée mettre fin définitivement à l’existence de Dieu. L’homme créé par l’homme annihilerait toute forme d’espérance dans un au-delà hypothétique et réduirait à néant les dernières velléités spirituelles, néfastes et dangereuses pour les esprits.

Le MAMOUTH avait besoin de ses créatures ici et maintenant.

C’est au début des années 2100 que l’homme avait progressivement perdu le contrôle de son corps et de sa liberté.

Zeta leva la tête et rencontra les regards tristes ou révoltés des femmes qui convergeaient vers le bébé FEPSCGE. Toutes ces femmes étaient infertiles et souffraient d’avoir été spoliées de leurs ovules. Zeta, naturellement, s’était également présentée aux ponctions obligatoires d’ovocytes mais sa puberté s’étant exceptionnellement déclenchée vers sa dix-huitième année, elle avait été d’emblée considérée comme stérile et, par miracle, avait pu conserver ses ovules. Elle se souvenait encore de sa convocation. Toutes les jeunes filles âgées de huit à dix-sept ans y étaient soumises sous peine d’exclusion définitive du système de Prise En Charge A Vie (PECAVIE). Les plus aptes à la reproduction et les plus génétiquement correctes étaient immédiatement enrôlées dans le Service Spécial de Sélection Eugénique de l’État (SSSEE).

Elles n’avaient aucun choix. Le refus était sanctionné par l’effacement immédiat du numéro d’identification. Et être privé de son numéro d’identification c’était devenir un « sans identité », un banni génétique ! Il n’y avait pas de vie possible hors du système. Les prisons et la peine de mort appartenaient au passé. Aujourd’hui, priver les gens d’identité équivalait à une condamnation à mort, le froid extérieur achevant le travail.

Néanmoins, les conditions de vie offertes aux MEP étaient enviables, ces dernières jouissant d’un grand prestige dans la société ainsi que d’un excellent suivi médical. Les hommes dont le sperme était sain bénéficiaient également d’un régime spécial. Leur sort était cependant moins enviable puisque, afin d’éviter qu’ils fassent commerce de leur précieuse semence, leur surveillance était permanente. Le trafic de gamètes était puni de mort.

Zeta et Aron avaient donc mûrement réfléchi leur décision. Aron était stérile mais pas Zeta et comme elle n’avait pas encore trente ans elle pouvait envisager de se faire passer pour une MEP. La difficulté avait été de dénicher du sperme non contaminé pour la fécondation. Tout était contrôlé et répertorié, mais les trafiquants de gamètes avaient plus d’un tour dans leurs bourses. Zeta et Aron connaissaient les dangers liés au trafic de gamètes mais ils étaient prêts à tout pour avoir cet enfant. Toutes leurs économies y étaient passées. Le 18 mars, après la réception de la PT, Zeta avait été inséminée dans un lieu secret. Tout s’était passé comme prévu et Mada était né neuf mois plus tard, le 25 décembre. Il avait maintenant un mois. Et depuis, en dépit de la joie que Zeta éprouvait à être mère, elle vivait dans la culpabilité et la hantise d’un contrôle de la BBB.

Avoir fait appel à la Société CONSIGNE (CONgélation SIdérale des Gamètes Non Enregistrés) pour mettre son enfant au monde, se disait-elle avec angoisse, n’était-ce pas, dès cet instant, le priver de vie et consigner son existence ?

 

© Catherine Gaillard-Sarron 2019
Nouvelle extraite du recueil Bain de minuit