« Sois le changement que tu veux voir dans le monde »

 Gandhi

Révélation

Essai romancé

La violence conjugale n’est pas le problème des femmes mais celui des hommes.

Une brève histoire des femmes racontée par deux hommes aux sensibilités différentes. Un plaidoyer pour une meilleure entente entre les sexes.

Ils sont quatre à jouer au badminton tous les samedis. Guy a quitté le groupe et Jean-Philippe a intégré l’équipe récemment. Après la partie, les quatre amis se retrouvent pour boire un pot. La conversation s’envenime sur les problèmes conjugaux de Marc à propos de son ex et de la garde de son fils. C’est l’occasion pour Allan et Jean-Philippe de faire plus ample connaissance et de débattre du féminisme, de la condition des femmes, de la place qu’on leur accorde dans la société et de celle que les hommes occupent. Un long dialogue animé qui les verra aborder la lutte des femmes pour l’égalité de droit et l’oppression et la violence qu’elles subissent.

Une confrontation toujours amicale qui les révélera l’un à l’autre et mettra en évidence, au fil des heures, leur vision du monde et l’attirance magnétique qui s’instaure entre eux lors de cette joute oratoire passionnée.

 

Décembre 2024 – 304 pages
ISBN : 978-2-9701647-0-8

Prix 28 CHF eBook

Révélation - Extrait de Backlash 1991 de Susan Faludi

par Catherine Gaillard-Sarron | Voix de l'auteure

« Personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant qu’un homme inquiet pour sa virilité. »

Simone de Beauvoir 

« L’histoire de la résistance des hommes à l’émancipation des femmes

est encore plus instructive que l’histoire de l’émancipation des femmes ».

Virginia Woolf

Révélation

4e de couverture

Ni essai ni roman cet ouvrage est plutôt un essai romancé. Il ambitionne de mieux faire comprendre les inégalités instaurées depuis des siècles entre les hommes et les femmes et se veut avant tout un plaidoyer pour une meilleure entente entre les sexes. Ce livre est une histoire vraie racontée par deux hommes contemporains aux sensibilités différentes, inexplicablement attirés l’un vers l’autre. C’est un long dialogue passionné qui les verra aborder la lutte des femmes pour l’égalité de droit, la maltraitance et la violence qu’elles subissent, le rôle de l’Église dans leur oppression, l’avortement et leur liberté de disposer de leur corps, les nouvelles technologies de procréation et l’ectogenèse : une finalité qui pourrait révolutionner les rôles dévolus à chacun et déboucher sur un avenir sombre, pour la femme en particulier, et l’humanité en général.

Une confrontation amicale qui les révélera l’un à l’autre et mettra en évidence, au fil des heures, leur vision du monde et leur attirance mutuelle. Une histoire d’amour, également, car ce sera grâce aux propos et aux arguments d’Allan le féministe que Jean-Philippe le macho changera de point de vue sur les femmes et remettra en question jusqu’à son orientation sexuelle.

« À l’heure des biotechnologies et de l’intelligence artificielle, je pense naïvement que l’on peut changer le monde sans passer par la génétique ou la science et qu’il suffit pour cela de le penser et de le regarder autrement. Ce monde futur est dans notre regard, encore faut-il vouloir le poser. »

Allan

 

« Les hommes devraient, pour leur honneur, ne jamais prendre de femme pour en parler en mal. »

Pierre-Claude-Victor Boiste

Révélation

Préambule

Les hommes de XXI siècle ne sont peut-être pas coupables du mal qui a été fait aux femmes par le passé, mais ils sont responsables de ne pas le perpétuer. Encore faut-il qu’ils en prennent conscience. Le problème réside dans le fait que la majorité des hommes et des femmes vit dans le temps court et non dans le temps long. Les gens s’intéressent au temps dans lequel ils vivent et pas à l’histoire. Encore moins à l’histoire des femmes. Si cette histoire leur était connue, ils seraient peut-être plus attentifs à ne pas répéter certains comportements nocifs qui nuisent à tous. C’est un peu comme les règles de grammaire que l’on a apprises à l’école : certains s’en souviennent, d’autres les ont oubliées. Mais, et c’est cela qui est intéressant, ce n’est pas parce qu’on les a oubliées qu’on ne sait plus les appliquer et qu’elles n’agissent plus ! Le machisme c’est un peu pareil, les règles ont été apprises puis oubliées, mais elles agissent toujours par-delà les générations.

Être macho, aujourd’hui, c’est appliquer ces règles sans réfléchir : par réflexe. C’est adhérer à tous les mensonges qui ont été serinés sur les femmes et tirer parti de cette domination en s’en faisant le complice. C’est aussi, de manière implicite, préférer la compagnie des hommes à celle des femmes et espérer retrouver le pouvoir sur leur postérité. Et quel meilleur moyen que la machine à procréer pour reprendre le contrôle sur cette descendance que les femmes leur contestent aujourd’hui ?

Non seulement, les hommes pourront créer de toutes pièces du vivant, mais ils pourront même se passer des femmes…

 

« Les hommes devraient, pour leur honneur, ne jamais prendre de femme pour en parler en mal. »

Pierre-Claude-Victor Boiste

 

Extrait chapitre 1

Samedi 14 octobre 2023 – 15 h 00

 

Jean-Philippe sourit. Allan l’impressionnait. En plus d’être un sportif accompli, ce dernier était d’une intelligence remarquable. Licencié en sociologie et en psychologie, il possédait également un doctorat en histoire. Après avoir enseigné quelques années à l’université, il s’était reconverti dans le coaching et avait bifurqué vers le privé. Désormais coach professionnel, il possédait depuis trois ans son propre cabinet. Cultivé, brillant, fin analyste, Allan était également ouvert d’esprit et extrêmement séduisant. Son charisme était indéniable. Tout comme lui, il allait fêter ses quarante ans cette année.

Steve et Marc les rejoignirent bientôt et tous les quatre se dirigèrent vers les douches en commentant la partie avec animation.

La conversation se poursuivit encore un moment dans les vapeurs et les effluves parfumés de gel douche, puis le bruit de l’eau recouvrant leurs paroles, le silence se fit.

— Ça fait du bien, pas vrai ! dit Allan au bout de quelques minutes, constatant la volupté avec laquelle Jean-Philippe, yeux fermés, offrait son torse vigoureux au jet délassant.

— Oh oui, tu n’as pas idée ! soupira-t-il en levant à demi les paupières.

Jean-Philippe observa alors discrètement Allan qui se savonnait la tête. Grand, élancé, ce dernier avait un corps musclé aux abdos et aux pectoraux saillants. Un athlète digne des stades antiques : une alliance de finesse, de puissance et d’esthétisme. Il se dégageait de lui une sorte de grâce féline et élégante, une tranquille assurance qui se manifestait au travers de chaque muscle roulant sous sa peau bronzée et glabre. Jean-Philippe ne put réprimer la pensée qu’un corps pareil était dû en partie au culturisme et à l’épilation au laser mais, néanmoins, l’admiration qu’il ressentit à ce spectacle le troubla.

À cet instant, comme s’il sentait sur lui ce regard un peu trop appuyé, Allan leva ses yeux verts énigmatiques vers lui et Jean-Philippe baissa vivement les siens. Une fois de plus, il se sentit décontenancé. Tous les mecs se mataient dans la douche. Alors pourquoi avait-il baissé les yeux ? Était-ce la crainte qu’on pût lire dans son regard un trouble qu’il ne s’expliquait pas… ou la crainte de déchiffrer celui d’Allan ?

Après la douche, comme d’habitude, ils se retrouvèrent à la cafétéria du Centre sportif pour partager un pot et discuter un moment.

C’était une belle et vaste salle distribuée en plusieurs espaces conviviaux et agréables. L’affluence étant moindre à ces heures, ils en profitèrent pour s’installer près des grandes baies vitrées qui donnaient sur le parc. En ce début d’octobre, le spectacle était superbe. L’automne s’installait et la nature, parée de son manteau pourpre et or, étincelait sous un soleil radieux.

Steve annonça d’emblée qu’il ne s’éterniserait pas car il devait passer chercher sa copine en ville. Âgé de vingt-huit ans, Steve travaillait comme programmeur dans une grande boîte d’informatique de la région lausannoise. Il était en couple et vivait en concubinage depuis bientôt deux ans. C’était un grand gars d’apparence flegmatique à laquelle il ne fallait pas se fier. Ce dernier bougeait aussi vite qu’il pensait et maniait l’humour comme un sabre. Jean-Philippe avait eu l’occasion de s’en rendre compte à plusieurs reprises lors de leurs précédents échanges. Direct et large d’esprit, Steve avait les pieds sur terre et toute son énergie semblait concentrée dans ses yeux gris acier qu’il avait vifs et intelligents. Mieux valait éviter d’être sa cible.

— Tu prends une bière ? demanda Allan à Jean-Philippe.

— C’est pas de refus !

Pendant qu’Allan allait commander les bières et les thés froids, Jean-Philippe observa Marc qui dis­cutait avec Steve. Il connaissait moins bien ce dernier qui était toujours pressé et ne s’attardait pas après leurs rencontres. Selon Allan, Marc avait trente-cinq ans. Il était divorcé depuis un an et bossait dans une grosse entreprise d’import-export de l’Arc lémanique. En guerre contre sa femme au sujet de la garde du gamin, il avait rejoint une de ces nouvelles associations de pères en colère que l’on voyait fleurir partout. De taille et de corpulence moyennes, il arborait un crâne parfaitement tondu. Une façon honorable et tendance, se dit Jean-Philippe, de masquer une alopécie galopante. Par ailleurs, peut-être pour compenser son absence de cheveux, il affichait une barbe de trois jours qui lui donnait un aspect négligé et durcissait son visage, déjà peu avenant. Au contraire de Steve, Jean-Philippe le trouvait antipathique et arrogant. Et si le ressentiment et la hargne que ce Marc déversait sur eux étaient à la hauteur de l’attitude qu’il avait eue avant avec son ex, il n’était pas difficile d’imaginer pourquoi sa femme s’était tirée avec un autre.

Allan posa le plateau des consommations sur la table et la discussion s’anima soudain entre Steve et Marc :

— Ouais, tu dis ça maintenant, arguait Marc, mais attends de voir quand il y aura un gosse entre vous ! Alors là, j’aime autant te dire que ce ne sera plus du tout la même histoire ! Tu verras !

Agacé par sa véhémence, Steve répliqua :

— Je ne veux pas te jeter la pierre, mais quand même, tu ne trouves pas que t’en fais un peu trop avec ton association à la con. Tu n’as donc rien à te reprocher toi ?

— Attends ! Ma meuf se tire avec un type en emmenant MON GOSSE, me pique la moitié de ma LPP[1], m’oblige à lui verser une PENSION et tu oses dire que c’est MA FAUTE ? Que j’en fais trop ! Non, mais c’est toi qui es trop ! Toutes des salopes, je te dis ! Siffla Marc, vénéneux.

— Mais oui, c’est ça, rétorqua Steve, exaspéré. Avec des attitudes pareilles, pas étonnant que les femmes disent exactement la même chose des hommes. On n’est vraiment pas sortis de l’auberge.

— Mais bon sang, vous ne voyez pas qu’il y va de vos propres intérêts, s’enflamma Marc. C’est grâce à nos associations à la con, comme tu dis, que l’on pourra, avant qu’il ne soit trop tard, éliminer l’idéologie féministe de la politique et de l’opinion publique. Il y va de votre avenir aussi !

— Éliminer l’idéologie féministe !! Et pourquoi pas les femmes pendant que tu y es ! s’offusqua Steve. Tout ça parce que ta femme ose te quitter et vivre sa vie sans toi ! Putain ! Mais c’est quoi ton problème ? On est plus au temps des cavernes !

— Non, et c’est bien dommage, ricana Marc, car je te signale que ce sont bien les femmes qui sont responsables de la crise de la masculinité que tant d’hommes vivent actuellement. Ça va faire cinquante ans qu’elles nous saoulent avec leurs mouvements de libération de la femme. Cinquante ans qu’elles veulent détruire l’idéal masculin. Nous émasculer !

— Ouah ! Nous émasculer ! Carrément ! railla Steve. T’as vraiment un gros problème mon vieux. Si tu veux mon avis, il n’y a pas plus d’idéal masculin que d’idéal féminin. Ce sont des bobards tout ça. Des idées qu’il faut déconstruire et qui nuisent aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Il faudrait peut-être évoluer un peu, vivre avec ton temps. Ce n’est pas en restant scotchés au passé et en vous pleurant dans le gilet comme des enfants gâtés que toi et tes potes rétrogrades allez faire avancer les choses. Ce n’était pas mieux avant et les femmes ne sont pas responsables de la crise de la masculinité. En faire des boucs émissaires ne changera rien à vos problèmes. Si c’est ce que tu crois, tu te mets le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Pas de changement sans remise en question. En fait, je pense que ce n’est pas masculinistes que vous devriez vous appeler mais « émasculinistes », ironisa-t-il.

Jean-Philippe se mit à rire et Allan intervint :

— Cela fait peut-être cinquante ans que les femmes nous saoulent, comme tu dis, mais ça fait combien de temps que les hommes les maintiennent sous tutelle ? Tu parles d’idéologie féministe qu’il faut éliminer, mais qu’en est-il de l’idéologie masculiniste ? Je te rappelle, si besoin, que le féminisme a pour but de promouvoir les droits des femmes en supprimant les disparités entre les hommes et les femmes. Une promotion dont la finalité vise une égalité entre les sexes qui profitera à toute l’humanité. Alors que l’idéologie masculiniste, nostalgique d’un patriarcat tout-puissant, cherche à stopper, voire à faire régresser ces droits au profit d’une domination masculine liberticide et androcentrée. Une idéologie qui ne peut que nuire à l’humanité dans son ensemble.

L’égalité des sexes est un droit humain fondamental. Nous avons tous à gagner à ce que cette égalité soit établie, car c’est seulement lorsqu’elle sera atteinte que nous pourrons espérer vivre dans un monde plus pacifique, stable et riche de tout son potentiel humain.

— Du bla-bla tout ça ! s’énerva Marc. Les femmes ont déjà bien trop de droits. Ce sont des mantes religieuses qui ne pensent qu’à dévorer et déposséder les hommes de leurs biens, de leur descendance et de leur essence ! Si on les laisse faire, elles nous boufferont tout cru jusqu’au dernier !

— Aïe aïe aïe ! Non, mais tu te rends compte de ce que tu balances ! dit Steve, scandalisé. T’es un vrai malade ! Tu le sais, ça ? Ce n’est pas parce que ta femme t’a fait cocu que tu dois vomir de pareilles inepties et retourner ta haine contre toutes les autres. Je me demande d’ailleurs si tu ne te trompes pas de cible. Si le vrai motif de ta hargne ne serait pas plutôt le mec qui t’a piqué ta meuf ? Mais voilà, la remise en question, c’est pas ton truc. Pus facile de t’en prendre à ta femme qu’à un mec, non ?

Marc foudroya Steve du regard et Allan en profita pour reprendre la parole.

— Le fait est que depuis que l’on a reconnu aux femmes la maîtrise de leur sexualité, dans les années septante et nonante, bien des hommes se sont sentis déboussolés, voire paniqués par les avancées féministes. Un grand nombre l’est toujours, d’ailleurs, dit-il en considérant Marc d’un air moqueur. Ils se sont donc unis et constitués en associations afin de lutter contre ces progrès et conserver les privilèges et les acquis que les hommes avaient accumulés au fil des siècles. Ce n’est pas nouveau. À chaque fois que les droits des femmes progressent, ils sont violemment attaqués par les mouvements masculinistes et conservateurs. Le but étant d’exercer un pouvoir sur les femmes afin de contrôler leur comportement, leur corps et leur sexualité. Tout cela est connu. Non, le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les valeurs de la société se masculinisent de plus en plus. On peut s’en rendre compte à travers le populisme qui gagne du terrain, la montée de l’extrême droite, une politique raciste, sexiste et homophobe. Tout cela crée un climat nauséabond qui permet à ce type de pensée de s’exprimer et de se répandre comme la gale à travers les réseaux sociaux qui les diffusent et leur donnent une visibilité accrue. La communauté masculiniste en profite. Elle s’organise, s’internationalise et elle est à l’origine de nombreuses cyberattaques et de cyberharcèlement contre des figures féministes. Une manière de les intimider pour les faire taire, voire les neutraliser. Et ce d’autant plus que ces discours masculinistes et anti-droits trouvent un large écho dans nombre de médias. Encore plus quand des hommes accusés de violences sexuelles sont invités sur des plateaux et se désignent comme des victimes. Ce qui a pour conséquence de renforcer le discours dominant et de banaliser encore plus les violences réelles faites aux femmes. Comme vous le voyez, le combat est loin d’être gagné par les femmes. Même si, dixit Françoise Giroud : « Le féminisme est un grand et beau mouvement qui n’a jamais tué personne quand le machisme tue tous les jours. »

— Des conneries tout ça, coupa Marc. La vérité, c’est que les hommes en ont marre ! Marre que les femmes essaient de les faire changer ! Marre qu’on les force à aller contre leur nature !

Jean-Philippe l’interrompit à son tour :

— Mais oui ! La loi de la nature ! Pénétrer ou être pénétrée ! dit-il avec emphase. Peut-être est-ce aussi simple que ça. La loi du plus fort, la loi du mâle ! Celle qui devrait finalement déterminer les relations homme femme.

Steve leva les yeux au ciel.

— Si tu t’y mets aussi, soupira-t-il, dépité. La loi du plus fort, de la nature ! On voit où cela nous mène ! La vérité c’est que votre résistance au changement ne fait qu’envenimer les choses. Il faut simplement arrêter de considérer le monde sous l’aspect dominant-dominé et regarder les femmes comme des alliées et non comme des ennemies. Nous avons besoin des femmes pour exister et elles ont besoin de nous pour mener à bien leur cause. Comme le dit Allan, on a tous à gagner à cette égalité de faits. Votre agressivité ne fait que révéler votre peur de l’autre sexe et surtout votre manque de confiance en vous. Franchement, il n’y a rien à craindre des femmes. La « femme libérée » reste un mythe alors que la « masculinité toxique » est une réalité qui remet en cause aujourd’hui des droits que les femmes pensaient acquis et irréversibles, à commencer par l’avortement et la pilule du lendemain. Tu parles d’un progrès.

Allan se tourna alors vers Jean-Philippe, le regard étincelant d’ironie.

— Pénétrer ou être pénétré(é), as-tu dit, la loi du plus fort, celle de la nature ! Alors cette loi s’applique aussi aux hommes qui en dominent d’autres. Une loi qui oblige tous les hommes, quelles que soient leurs valeurs et leur sensibilité à se soumettre à cette masculinité dominante avec laquelle ils ne sont peut-être pas d’accord. Mais à quel prix ? Une question se pose, cependant, tous ces masculinistes qui disent ouvertement détester les femmes aimeraient-ils les hommes ? Pénétrer ou être pénétré, là est la question. Mais se la posent-ils, et sont-ils prêts à accepter la réponse ?

Jean-Philippe baissa les yeux sous l’intensité du regard d’Allan et Marc s’empourpra de colère.

— N’importe quoi ! s’indigna-t-il. Vous ne comprenez vraiment rien à rien ! Vous êtes de grands naïfs, des idéalistes ! Et c’est vous qui allez vous faire baiser ! Libérer la femme, c’est emprisonner l’homme ! dit-il avec une conviction grandiloquente.

Steve avala le restant de sa bière et posa son verre sur la table d’un geste brusque.

— Bon, allez les gars, assez d’entendre ces conneries extrémistes, je me tire ! Il faut que j’aille chercher « ma salope de féministe » ! ajouta-t-il, sarcastique, à l’adresse de Marc qui le fusilla du regard.

— C’est ça, tire-toi, espèce d’enfoiré, lança Marc en lui faisant un bras d’honneur.

— Eh ! La prochaine fois, mets donc ta hargne dans le jeu, dit Steve en attrapant son sac. La partie n’en sera que meilleure et tu seras peut-être moins chiant après !

Marc fit mine de se lever pour le poursuivre et Steve détala en lui balançant :

— Trouve-toi une autre victime, mon vieux, moi j’ai mon compte. Allez, à samedi prochain les gars !

Ils le regardèrent traverser la salle puis disparaître vers la sortie.

 

[1] La loi sur la prévoyance professionnelle, de son nom complet loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité, est une loi suisse de 1982 définissant la prévoyance professionnelle, soit un complément au système de retraite. Wikipédia

 

« Personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant,

qu’un homme inquiet pour sa virilité. » 

Simone de Beauvoir

Extrait chapitre 2

Samedi 16h

Jean-Philippe posa les bières sur la table.

— À ta santé, dit-il en levant son verre à hauteur des yeux d’Allan.

— À la tienne ! répondit Allan en plongeant son regard dans le sien.

Jean-Philippe ne cilla pas et avala une grande gorgée de bière. Après un claquement de langue satisfait, il demanda :

— Pour en revenir à Marc, tu ne penses pas qu’il a un peu raison, quand même ? Évidemment, je ne dis pas comme lui que toutes les femmes sont des salopes, mais il faut admettre qu’elles sont parfois vraiment chiantes, et je sais de quoi je parle, la mienne est une féministe pur jus. Avec leurs théories contradictoires qui revendiquent d’un côté un féminisme « universaliste » qui promeut l’égalité des droits et l’intégration totale dans la société, et d’un autre un féminisme « différentialiste » qui promeut la spécificité féminine et une séparation entre les femmes et les hommes pour les protéger de l’agressivité masculine, elles ne font qu’envenimer les choses et se tirer dans les pattes. Et je ne te parle même pas de la multitude des différents courants dans lesquels on ne peut que se perdre. Pour paraphraser Simone de Beauvoir, je dirais qu’on ne naît pas sexiste, on le devient, ces dames faisant tout pour qu’on se les mette à dos !

Il rit de sa plaisanterie et reprit :

— J’ai un ami qui ne cesse de dire que les femmes sont le ventre mou de la société ! Belle expression, non ? Cette mollesse féminine finira par nous contaminer tous. Il nous faut lutter contre ça, tu ne crois pas ?

— Tu penses vraiment ce que tu dis ? Je te rappelle, malheureusement, qu’Anders Behring Breivik militant d’extrême droite âgé de trente-deux ans au moment des faits a massacré 77 personnes à Utoeya en Norvège le 22 juillet 2011. Il a lutté contre ça, comme tu dis, car il craignait, lui aussi, une féminisation de l’Europe. Il a écrit dans son manifeste de 1 500 pages intitulé « 2083, une déclaration d’indépendance européenne » que l’Europe s’était laissé « féminiser ». Quant à Marc Gharbi, dit Lépine, après avoir délibérément séparé les hommes et les femmes dans une classe de l’École polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989, il a déclaré sa haine envers les féministes puis a ouvert le feu. Il a tué, je dirais plutôt exécuté, quatorze femmes et en a blessé dix autres. Puis il s’est suicidé. Il était âgé de vingt-cinq ans. Il a expliqué dans une lettre[1] que sa frénésie meurtrière contre le sexe féminin venait de sa haine des « féministes qui lui ont toujours gâché la vie et qu’il avait décidé de mettre des bâtons dans les roues à ces viragos. » Et tu vois, ce qui est encore plus abominable, c’est que trente-cinq ans plus tard des masculinistes et des misogynes de tous bords en ont fait un martyr et fantasment sur ce type comme s’il était un héros. Il a d’ailleurs fait de nombreux émules.

Il suffit de se rappeler que 118 femmes sont mortes en France en 2022 sous les coups de leurs mari, conjoint, partenaire, petit ami ou ex[2]. Et que 267 ont été victimes d’une tentative de féminicide. Dix-huit en Suisse en 2022[3], mais deux et une tentative échouée en un seul mois en 2023 dans le canton de Vaud. Toutes ces femmes meurent parce qu’elles sont des femmes. Selon les Nations Unies, un féminicide se produit en moyenne toutes les onze minutes quelque part dans le monde. Et la relation hétérosexuelle est l’un des principaux facteurs de risque d’homicide pour une femme. Mais il est encore difficile pour nos institutions de reconnaître ces crimes comme des féminicides qui sont des meurtres misogynes de femmes par des hommes. En Suisse, en tout cas, ce n’est pas une infraction pénale. Et il a fallu trente ans au Québec pour reconnaître en 2019 que la tuerie de l’École Polytechnique, place du 6-décembre-1989 à Montréal, mentionne enfin que « quatorze femmes ont été assassinées lors d’un attentat antiféministe ». La première plaque, rédigée en 1999, indiquait seule-ment « la tragédie survenue à l’École Polytechnique »[4].

Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour reconnaître qu’on avait tué des femmes pour leur sexe ?

Allan darda son regard dans celui de Jean-Philippe, attendant une réponse.

— Si tout le monde détourne le regard, dit-il, c’est peut-être que ce n’est pas politiquement correct. Que les institutions, la police, les médias, la société, ne veulent pas voir la réalité en face, ni remettre en question le système dans lequel ils vivent. Une sorte de déni collectif. Peut-être que c’est voulu. Pour intimider les femmes. Pour les empêcher de progresser davantage. Ça semble tiré par les cheveux, mais le système convenant apparemment au plus grand nombre, hommes et femmes compris, on peut imaginer que pour éviter que les choses ne changent trop, cette majorité complice et silencieuse accepte tacitement que ce soient les femmes qui en paient le prix. Une sorte de sacrifice féminin nécessaire et admis par tous afin que le système perdure tel qu’il est.

— C’est une théorie dérangeante, mais pas si farfelue que ça, finalement, admit Allan. Ce qui me dérange, cependant, c’est que cette théorie justifie et banalise les féminicides. Ce serait voir ça comme une sorte de dégâts corollaires du patriarcat, système dans lequel la femme est la propriété de l’homme, ne dit-on pas « posséder une femme » ! Et lorsqu’elle veut s’en aller, ce dernier a le droit d’user de violence, voire de la tuer pour l’en empêcher. Ce qui accrédite l’idée que les femmes ne s’appartiennent pas. Qu’elles sont des extensions des hommes et que les féminicides constituent des crimes de propriété. D’ailleurs pour Nietzsche « Elles [les femmes] sont une propriété, un bien qu’il faut mettre sous clé, des êtres faits pour la domesticité et qui n’atteignent leur perfection que dans une situation subalterne. »

Cela révèle surtout la profonde discrimination ancrée et admise à l’encontre des femmes et des filles dans le monde entier. C’est aussi admettre que la violence est un phénomène social, un fait de société accepté, encouragé et banalisé. En Suisse, en 2022, 93 % des auteurs de meurtres conjugaux étaient des hommes[5]. Des hommes ordinaires qui ne correspondent pas aux clichés qu’on a des individus qui commettent ce genre de délits. Des auteurs de violences qui ressemblent à « monsieur Tout le monde », de toutes les couches sociales et pour moitié Suisses et étrangers. C’est donc en partie cette apparente normalité masculine qui explique la banalisation de ce genre de crime et le manque de protection accordée aux victimes de violences conjugales. En dépit des femmes qui tombent comme des mouches sous leurs coups, ces hommes, perçus comme normaux, voire comme d’honnêtes citoyens par ceux qui les côtoient et les jugent, ne sont pas considérés comme de grands criminels aux yeux de la justice et s’en tirent souvent à bon compte malgré la brutalité de leurs crimes. Comment expliquer une telle indulgence ? Comment expliquer que les jurés se sont toujours massivement obstinés à gracier les maris violents ?

— Peut-être parce que les coupables ressemblent à ceux qui les jugent, répondit Jean-Philippe. Que la société tolère cet état de fait et qu’en protégeant ces hommes violents, les hommes, d’une manière générale, se protègent eux-mêmes, même s’ils n’ont pas ou plus conscience de ce mécanisme de solidarité masculine. Selon le concept inventé par Hannah Arendt, on peut y voir une certaine « banalité du mal ». Des « messieurs Tout-le-monde » comme tu les nommes, qui malgré les crimes odieux qu’ils perpètrent sur les femmes ne sont pas véritablement affectés par ce qu’ils font. Des hommes bien insérés socialement qui ne se sentent pas coupables ni amoraux parce qu’ils ne font finalement que reproduire ce que tant d’autres hommes ont fait avant eux en toute impunité des siècles durant. Ils ne voient donc pas leurs actions comme anormales car elles s’inscrivent dans un contexte et une société qui les acceptent, voire les excusent. Ils sont des incarnations de la banalité du mal. Un mal et une violence tellement ordinaires qu’ils en sont devenus invisibles.

D’ailleurs, il est prouvé qu’un grand nombre d’hommes violents ont eux-mêmes été témoins ou victimes de violences lorsqu’ils étaient enfants. On ne peut que constater que la violence fait partie de l’humanité. Elle permet de démontrer son pouvoir sur autrui et son apprentissage commence à l’intérieur du foyer, avec le père à qui l’on a donné les pleins pouvoirs durant des siècles. Et l’éducation se poursuit en se confrontant à la société et aux autres, qui fonctionnent également sur ce modèle, sur la loi du plus fort, car la violence est perçue comme un signe de virilité. À tel point que même les faibles rêvent d’être suffisamment forts pour pouvoir cogner leur prochain. Au bout du compte, que les hommes ne veuillent pas reconnaître la réalité des féminicides ou qu’ils fassent preuve d’une indulgence et d’une tolérance coupables envers les auteurs de ces crimes revient bien au même. C’est un déni, ou pire, une volonté délibérée de ne pas donner d’importance aux violences conjugales. Les taire ou les ridiculiser, c’est ajouter de la violence à ces violences, mais c’est surtout un moyen de supprimer le problème, car une chose dont on ne parle pas n’existe pas ! Il est évident que minimiser les actes de violence et les crimes de ces hommes dans les médias, les tribunaux, et la société d’une manière générale, légitime carrément la violence des hommes envers les femmes et contribue à accroître le nombre de meurtres. Mais, encore une fois, c’est peut-être voulu afin que la femme reste à sa place.

 

Allan émit un long soupir.

— La raison du plus fort est toujours la meilleure, dit-il. Il faut bien admettre qu’un grand nombre de magistrats, même s’ils le nient ou n’en ont pas conscience, ont probablement intégré des stéréotypes sexistes qui biaisent leurs jugements. Des jugements qui protègent le droit des hommes d’accéder aux corps des femmes et aussi des enfants. Si tu veux mon avis, cette maltraitance médiatique, politique et judiciaire envers les femmes battues, incompréhensible à notre époque plus éclairée, ne fait que révéler la difficulté des hommes à accepter l’émancipation des femmes et leur attachement à des valeurs dépassées. Comme si, apeuré par les avancées féminines, l’homme avait la nostalgie du « pater familias » et voulait récupérer son pouvoir perdu : celui du devoir d’obéissance et du droit de battre sa femme ! Parce qu’il faut savoir que durant de nombreux siècles les maris avaient le droit de corriger leur épouse. Cette pratique, qui était d’abord inscrite dans la loi, s’est ensuite gravée dans les comportements et a été validée par les coutumes. Ajoute à cela que tout ce qui se passait dans le cadre familial était considéré comme privé et que, naturellement, la violence au sein du couple échappait au droit pénal, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, à notre époque encore, il existe toujours une omerta sur les violences conjugales et une indulgence collective pour les auteurs de féminicides. La passivité de la société envers les femmes battues, les abus et autres incestes qui se déroulent dans l’intimité des foyers vient de là. Une société qui regarde la maltraitance en se disant que cela ne la regarde pas.

Lors de l’élaboration du premier Code civil, en 1803, les juristes n’ont pas inscrit le droit de correction dans la loi, mais ils ont maintenu la notion d’autorité maritale qui permettait toujours au mari de corriger, voire de tuer son épouse, bien à l’abri derrière les murs protecteurs de son foyer, avec la complicité silencieuse de l’entourage, de la justice et la bénédiction de la loi.

En fait, ce n’est pas la femme que le Code civil voulait sécuriser, mais l’institution du mariage, parce que c’était le mariage qui garantissait le bon fonctionnement de la famille patriarcale, et la famille patriarcale qui assurait la pérennité du patriarcat. Système d’oppression parfait à la tête duquel régnait un patriarche omnipotent doté de tous les pouvoirs. Une belle invention, vraiment. Une espèce de société pyramidale et carcérale composée de millions de cellules dans lesquelles étaient en-fermés des femmes et des enfants détenus par des pères et des maris tout-puissants assujettis eux-mêmes à un souverain prépotent. Un mariage qui emprisonnait les femmes et les soumettait totalement au pouvoir et à l’autorité du mari. Et c’est pourquoi, se sachant exposées aux violences de leurs conjoints sans protection ni recours possible à la justice, les femmes ont longtemps réclamé le droit au divorce pour échapper à leur enfer conjugal. Et vu que cette violence se poursuit et que la justice ne les protège toujours pas, il n’est pas étonnant de constater qu’aujourd’hui, comme hier, ce sont majoritairement les femmes qui demandent le divorce. D’ailleurs, l’augmentation des divorces gris, comme on les appelle, est probablement un indicateur que les femmes âgées de plus de cinquante ans ne supportent plus de vivre avec des machos rétrogrades, parfois violents, qui ne font aucun effort pour changer et attendent toujours d’elles qu’elles soient leurs domestiques.

— Effectivement, vu sous cet angle, ça se comprend, dit Jean-Philippe. Gandhi disait : « On reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont il traite ses animaux ». On pourrait tout aussi bien dire qu’on reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont il traite ses femmes ! Qui parfois sont moins bien traitées que les animaux.

— Tu as raison. Cela fait si longtemps que les hommes contrôlent la natalité et le corps des femmes dont ils croient pouvoir disposer librement, que certains pensent avoir le droit d’utiliser la violence pour les garder sous leur emprise absolue. Une façon pour eux de satisfaire immédiatement leurs besoins sans se remettre en question. À l’instar des enfants, ces hommes sont égoïstes et immatures, incapables de différer leur plaisir et de refréner leur contrariété. À qui la faute ? Quand on songe qu’il a fallu attendre 1938 pour que la puissance maritale et l’incapacité juridique de la femme mariée soient formellement abolies en France, et 1970 pour que soit supprimée la notion juridique de chef de famille !

Quant à la Suisse, il a fallu attendre le droit de vote des femmes en 1971, et encore, pas partout, puisque les Appenzelloises ne l’ont obtenu qu’en novembre 1990 et sur décision du Tribunal fédéral qui l’a imposé aux Appenzellois qui l’avait farouchement refusé aux femmes par trois fois, pour voir une modernisation du Code civil de 1912 qui a finalement abouti à la révision du droit du mariage de 1988. Année où la femme a pu espérer avoir les mêmes droits que son époux, sous réserve du choix du nom et du droit de cité. Une inégalité gommée en 2013 pour le nom avec la possibilité pour chaque conjoint de choisir le nom de l’autre, ce qui n’a quasi rien changé, car très peu d’hommes veulent porter le nom de leur femme.

Quant au droit de cité, et ce jusqu’en 1978, une Suissesse qui épousait un étranger perdait automatiquement sa nationalité de même que ses enfants, alors qu’un Suisse la transmettait automatiquement à l’étrangère qu’il épousait !

— C’est plutôt ridicule quand on y songe, non ? Et surtout injuste, s’étonna Jean-Philippe. Un Suisse avait le pouvoir de faire d’une étrangère une Suissesse par mariage, alors qu’une Suissesse de naissance devenait une étrangère par son mariage avec un non-Suisse ! Une sorte de répudiation ou de reniement civique ? Ça montre, en tout cas, à quel point que les femmes étaient considérées comme inférieures aux hommes. Finalement, le fait qu’elles soient Suisses ou étrangères n’avaient pas vraiment d’importance si je comprends bien, ce qui comptait c’était surtout que le père soit Suisse et qu’il engendre de bons petits Suisses ! C’est ça !

Allan rit franchement.

— Oui, dit-il, heureusement, les choses ont changé. Depuis 2003 il n’y a plus de distinction entre les Suissesses par filiation, naturalisation, adoption ou par mariage. Mais, avant 1988, la fortune apportée dans le mariage par l’épouse demeurait soumise au pouvoir de décision de son mari. Son pouvoir de décision à elle était quasi nul et elle ne disposait librement que de ses objets personnels. Le mari, confirmé par la loi « chef de l’union conjugale », déterminait la destinée du couple. C’est lui qui donnait le nom et le droit de cité de la famille. La femme n’avait pas le droit de s’appeler de son vrai nom. Comme une bête marquée au fer rouge, elle devait porter sur son front la marque de propriété de son mari et devenait dès lors invisible. Les femmes ont également dû attendre 1978 pour obtenir l’autorité parentale sur leurs enfants. Le viol conjugal n’a été reconnu qu’en 1992, le droit à l’avortement en 2002 et elles ont attendu cinquante ans une assurance maternité qui a vu le jour dans la douleur en 2005.

Le mari, tout puissant, représentait l’union conjugale quand son épouse avait le devoir de diriger le ménage. Et ce « pouvoir » pouvait lui être retiré si le mari estimait qu’elle en faisait un mauvais usage ou qu’elle était incapable de l’exercer. En outre, une femme avait besoin de l’autorisation de son mari pour exercer une activité lucrative. Et si la femme n’était pas salariée, il lui était impossible d’ouvrir un compte bancaire sans son aval. Ce n’est qu’en 1988 que les femmes ont eu le droit d’ouvrir un compte ou de travailler sans l’accord de leurs époux. 1965 en France. Par ailleurs, il existait une résistance hostile au travail des femmes. Il a même existé ce qu’on a appelé la « lutte contre le double revenu » [6], une attaque frontale contre l’émancipation féminine, les hommes voyant d’un mauvais œil la concurrence des femmes et leur occupation de hautes fonctions.

— Ah bon ! Je l’ignorais, dit Jean-Philippe.

— Et il y a mieux, continua Allan, dès 1927 la Confédération a ancré dans le droit la possibilité de licencier les femmes titulaires d’un emploi public qui se seraient mariées. La Poste Suisse, quant à elle, a tout bonnement licencié en 1930 toutes les femmes qui voulaient se marier. Toutes ces campagnes contre le double revenu ont porté des fruits et le Conseil Fédéral a rapidement pu se targuer de voir reculer drastiquement la part de femmes employées dans les entreprises de la Confédération : plus qu’une femme sur onze employés masculins. Finalement, en 1933, sur un total de 32 000 fonctionnaires, on ne recensait plus que quatre-vingt-deux cas où les deux époux étaient employés fédéraux. Il était également fréquent d’imposer des interdictions de se marier, voire le célibat, aux enseignantes. Le Canton de Bâle Ville, lui, interdisait carrément aux femmes mariées d’embrasser cette profession.

— Je n’en reviens pas, dit Jean-Philippe. Du coup, c’est surprenant qu’autant de femmes aient accepté de se marier. Le statut des célibataires semblait plus enviable et surtout plus libre.

— C’est vrai. Reste que, célibataires ou mariées, et ce dans tous les pays européens, les femmes ont toujours été discriminées au travail. Et les choses ont peu évolué sur ce plan. Ces inégalités sont généralement niées ou occultées. La volonté derrière tout cela, c’est que les hommes ont de la réticence à ce que les femmes deviennent financièrement indépendantes. Ils ne veulent pas qu’elles s’émancipent et s’autonomisent par le travail. Ils souhaitent les voir rester sous leur coupe. Ils veulent les confiner dans la sphère reproductive et domestique quand eux se réservent la sphère productive. Et quand on sait tout le travail domestique accompli par les femmes, on comprend que les hommes freinent au maximum leur émancipation afin de les maintenir dans leur état de sujétion et de dépendance.

Plus près de nous, en 1982, une décision de justice a rejeté les conditions d’admission aux études secondaires (collège) qui étaient jusque-là plus strictes pour les filles dans l’enseignement que pour les garçons. En fait, tout a toujours été fait pour empêcher la femme d’accéder à sa liberté de corps et d’esprit : les polémiques contre le travail féminin, le carcan de la femme au foyer, de la mère de famille, les difficultés pour accéder à la connaissance, aux études, à la politique, etc. L’unique ambition de l’homme, apparemment, étant de maintenir la femme à la place qu’il lui a assignée.

Ce que je trouve fort de café, cependant, sachant que, jusqu’en 1988, seul le mari pouvait gérer et utiliser la fortune du couple – la femme étant considérée par la loi comme un enfant mineur –, et qu’en cas de dissolution du mariage il recevait deux parts des biens de l’union quand elle n’en recevait qu’un tiers, c’est que malgré tous les avantages qu’ils se sont toujours octroyés, les hommes osent aujourd’hui se plaindre que les femmes sont mieux loties qu’eux lors d’un divorce !

Jean-Philippe se mit à rire.

— Comme dit ma mère, c’est l’hôpital qui se moque de la charité !

Allan approuva.

— En fait, reprit-il, le mariage a toujours eu pour but la reproduction de l’espèce. Mais c’était aussi une prison dans laquelle on retenait le mari afin qu’il subvienne aux besoins de sa famille, et une cellule dans laquelle on détenait la femme qui devait élever les enfants et s’occuper des tâches domestiques. Une prison qui le plus souvent se transformait en enfer, car aucun des deux ne trouvait de satisfaction dans cet arrangement dénué d’amour. Un bagne doublé d’une aliénation pour la femme qui n’avait aucun droit et subissait la hargne et la violence de son époux sous le regard indifférent de la justice.

— La femme a plus de droits aujourd’hui, mais l’enfer du mariage est toujours une réalité, remarqua Jean-Philippe. Je crois que c’est Jacques Salomé qui a dit : « Le mariage est le lieu où la haine peut se vivre sans trop de risques. »

— Pythagore, lui, renchérit Allan, pensait que : « Le mariage est la seule guerre au cours de laquelle on dort avec son ennemi. » Ce n’est donc pas nouveau

— C’est sûr qu’un homme a moins de problèmes à gérer en restant célibataire, convint Jean-Philippe.

— On en revient donc toujours à la question, conclut Allan : pourquoi se marier ?

 

[1] https://www.journaldemontreal.com/2014/12/06/la-lettre-de-marc-lepine-1

[2] https://arretonslesviolences.gouv.fr/sites/default/files/2024-03/Lettre-Observatoire-national-des-violences-faites-aux-femmes-Miprof-Mars-2024.pdf

[3] https://www.rts.ch/info/suisse/14061588-la-suisse-face-aux-feminicides.html#chap01

[4] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-revue-de-presse-du-week-end/6-decembre-1989-14-femmes-sont-assassinees-a-l-ecole-polytechnique-de-montreal-7377091

[5] https://www.rts.ch/info/suisse/14061588-la-suisse-face-aux-feminicides.html#chap01

[6] Source : Le droit inégal au travail, Erika Hebeisen, Historienne et conservatrice au Musée national suisse https://blog.nationalmuseum.ch/fr/2021/06/femmes-et-le-droit-au-travail/

 

« Personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant,

qu’un homme inquiet pour sa virilité. » 

Simone de Beauvoir

Extrait chapitre 2

Samedi – 16h

— Oui, Je pense aussi que les hommes sont davantage dans le désir, dit Allan. Ils sont dépendants du besoin qu’ils ont de la femme, de cet instinct qui les pousse à réaliser leur destin d’homme, c’est-à-dire à s’accoupler avec elle pour perpétuer l’espèce. Et c’est pourquoi, à mon avis, ils lui font expier leur propre destin en la dominant et en la réduisant à l’état d’objet utilitaire ou sexuel. Car ils en veulent à la femme de cette attirance qu’elle exerce sur eux et à laquelle ils se sentent incapables de résister. Une attirance qui devient répulsion. Leur domination n’est donc que le résultat de leur propre impuissance, de la peur qu’ils ont des femmes et du désir qu’ils éprouvent pour elles. Car c’est d’elles qu’ils viennent et ce sont elles qui tiennent leurs destins dans leurs ventres. Cela, ils ne peuvent l’admettre. Ainsi leur font-ils payer, consciemment ou pas, cette aliénante dépendance. Ils se voudraient tellement indépendants, jaillis du néant, de la cuisse de Jupiter, ou fils de Dieu peut-être ! Mais pas nés d’un vagin !

— Jean-Philippe gloussa mais Allan poursuivit :

— Il y aurait tant à dire sur le mépris et la manière dont les hommes perçoivent et nomment le sexe des femmes. De fait, la misogynie les réunit, les soude dans une cause commune et il existe véritablement chez les hommes un désir évident de se retrouver ensemble. De faire front en quelque sorte ! Peut-être même qu’ils réaliseront bientôt leur grand fantasme et qu’ils parviendront à se reproduire tout seuls à l’aide de matrices artificielles. Des prototypes à l’état plus qu’embryonnaires existent déjà. Seules des raisons éthiques bloquent actuellement les projets. De nombreux pays se sont lancés dans cette course à la reproduction humaine ou plutôt dans la production d’humains, et des chercheurs chinois sont en train de mettre au point des utérus humains artificiels commandés par l’intelligence artificielle.

Le 31 janvier 2023, selon Le South China Morning Post, il semblerait même que des chercheurs de l’Académie des sciences chinoise soient parvenus à mettre au point un ventre de synthèse capable de prendre soin de fœtus et de les mener à terme.

— C’est complètement fou ! S’exclama Jean-Philippe. On se croirait dans Matrix[1].

— Oui. On peut dire ça, acquiesça Allan. La science ne cesse de progresser, au point que cela en devient flippant. Peut-être verra-t-on bientôt des fermes à bébés où l’on pourra suivre en direct, via des applications, la gestation de son embryon après l’avoir modifié génétiquement. Des bébés avec un cerveau et un crâne plus volumineux que les bébés engendrés par des femmes, car leur développement ne sera pas freiné par les contraintes de l’utérus et du bassin.

— Tu crois vraiment que ce genre de choses va se produire ?

— Dystopie, anticipation ? Prodigieux espoir ou cauchemar futuriste ? Peu importe ce que je crois ou ce que je pense, Jean-Philippe, la vraie question n’est pas de savoir si ces scientifiques parviendront un jour à créer cet utérus artificiel, mais plutôt quand ils y parviendront. L’avenir nous le dira, mais selon certains, l’horizon est de vingt ans. En attendant, le premier bébé né d’une femme ayant bénéficié d’une transplantation d’utérus est né en France en février 2021 ; une femme née sans utérus a reçu l’utérus de sa mère en mars 2019. Et sache que les premières greffes d’utérus au monde ont été réalisées en Suède en septembre 2012. Il s’agissait de deux greffes d’utérus de mères à filles. L’Italie n’est pas en reste. Un premier bébé issu d’un don d’utérus entre sœurs jumelles est né en 2018.

— Incroyable ! Mais où va-t-on comme ça ? Et quelles seront les conséquences éthiques, sociétales et civilisationnelles de ces nouvelles manières d’enfanter ? Tout de même, il s’agit là d’une rupture radicale entre le corps des femmes et l’enfantement !

— En effet, et si aucun débat n’a lieu sur le sujet, dit Allan, on découvrira ces conséquences au fur et à mesure. Mais c’est une évidence, cette avancée sera un saut irréversible dans l’inconnu. Un saut dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences pour l’humanité, car nous allons devenir la première civilisation à externaliser les grossesses. La première, depuis le début des temps, dont les bébés ne se développeront plus dans le ventre de leur mère biologique, mais dans une machine artificielle.

Et il y a une logique qui sous-tend tout ça. Après la pilule, la suppression des douleurs de l’enfantement grâce à la péridurale, la césarienne de confort, la suppression des règles, considérées par certains médecins comme une maladie, la suppression de la ménopause – une autre maladie – grâce aux hormones, les hommes habituent progressivement les femmes à se détacher de leurs fonctions biolo-giques. Ils les encouragent à se séparer et à abandonner, non leur féminité, qui dans leur bouche devient paradoxalement l’argument fallacieux qu’ils mettent en avant pour les séduire, mais leur capacité à procréer en désacralisant lentement l’acte d’enfanter. Sous couvert d’éviter aux femmes l’épreuve de l’accouchement puis celle de l’enfantement tout court, c’est petit à petit qu’ils les dépossèdent de leur capacité à donner la vie.

Actuellement les progrès de la néonatologie permettent de faire vivre un prématuré de vingt-deux semaines hors du ventre de sa mère, ajoute à cela les différentes techniques de procréation médicalement assistées (PMA), l’insémination artificielle (IA), la fécondation in vitro (FIV) le diagnostic préimplantatoire (DPI), la gestation pour autrui (GPA), le génie génétique, la sélection d’embryons, le clonage, la biotechnologie, la nanotechnologie et maintenant la biologie de synthèse ! On voit bien qu’une réécriture du livre de la vie est en route. En particulier avec l’ectogenèse ou procréation extra-utérine, qui n’est plus une dystopie mais la nouvelle utopie du XXIe siècle. Avec l’avènement de cette machine à procréer, cet utérus artificiel, les hommes contrebalanceront enfin le redoutable pouvoir des mères. Une machine qui leur permettra de reprendre le contrôle sur cette descendance que les femmes leur contestent aujourd’hui. Non seulement ils pourront créer de toutes pièces du vivant, mais ils pourront même se passer des femmes, car après avoir conçu l’embryon in vitro, le fœtus pourra être pris en charge dans un environnement extra-utérin.

— Ouais, et l’étape suivante sera celle des robots, prophétisa Jean-Philippe, parce que les scientifiques comprendront vite qu’il vaut mieux produire des humains que de les reproduire. Ça ira plus vite et ils n’auront même plus besoin de ces utérus artificiels dont tu me parles ! D’ailleurs il existe déjà des robots sexuels. Mais pour contenter ceux qui auraient la nostalgie des femmes, si d’aventure elles disparaissaient vraiment, ils créeront sûrement des cyborgs féminins qu’ils doteront d’intelligence artificielle afin d’en faire des partenaires intéressantes.

Allan se mit à rire.

— Sache qu’une version robotique de la poupée gonflable « Realdoll » dotée d’intelligence artificielle existe déjà sur le marché, dit-il. Le problème, c’est que même intelligentes et belles ces « robotes » n’en seront pas moins des machines que les hommes ne pourront pas vraiment aimer. Des objets sexuels savants qu’ils pourront baiser ou caresser comme des animaux de compagnie, mais qui ne les satisferont pas. Finalement, c’est entre eux que les choses se passeront physiquement et affectivement. Conclusion, intelligentes ou stupides, biologiques ou technologiques, jeunes ou vieilles, belles ou laides, les femmes, après n’avoir jamais fait illusion ne seront plus qu’une illusion, même plus un fantasme. Toutefois, il se peut aussi que ces robots sexuels destinés aussi bien aux hommes qu’aux femmes se révèlent très efficaces et fassent disparaître progressivement les rapports humains, ce qui entraînerait une baisse drastique de la natalité avec, à terme, la disparition de l’espèce humaine. La machine à procréer a donc peut-être de beaux jours devant elle.

Jean-Philippe semblait songeur.

— Tout ça n’est pas très réjouissant, dit-il. Plutôt inquiétant, même. Car si les cyborgs et les robots ne sont pas pour demain, les techniques de PMA, GPA et DPI sont bien réelles, elles. Il n’y a pas longtemps, j’ai regardé une émission qui traitait de ce sujet. Et vu que les scientifiques savent déjà dissocier la sexualité de la procréation avec la conception in vitro, effectivement, pourquoi ne pas envisager la grossesse in vitro dans une matrice artificielle ? Je dois avouer, toutefois, que j’ai beaucoup de mal à imaginer un enfant se développer non plus dans le corps d’une femme, un ventre humain féminin, mais dans une machine sans chair et sans âme. Le seul avantage de cette gestation désincarnée sera peut-être qu’elle remplacera la location d’utérus, ce qui n’est pas forcément mieux. Ma grande crainte, c’est qu’à vouloir fabriquer un enfant parfait on aille vers un monde normé où plus personne n’aura de liberté. Un État prison comme tu disais.

Allan plissa ses yeux de chat.

— Ça me rappelle Bienvenue à Gattaca[2], un film visionnaire et sombre que j’ai vu il y a au moins vingt ans, dit-il. Comme dans ce film, le DPI permettra de mettre au monde des enfants au patrimoine génétique impeccable, si tant est que cela soit possible, de choisir leur sexe et de déséquilibrer encore plus le ratio filles garçons. Un eugénisme assumé et parfaitement décomplexé ! La femme est peut-être déjà une espèce en voie d’extinction. Encore quelques années, et, puisqu’on peut trier l’humain dans l’œuf, les parents exigeront un enfant sur mesure qu’ils pourront choisir sur catalogue. On trie déjà les bébés selon la couleur des yeux, bleus, évidemment. Il est effrayant d’imaginer tout ce que cela induira ; tout ce que ces marchands et fabricants de chair humaine pourront faire. Parce que face à l’infertilité qui se profile, le commerce d’enfants se développera et deviendra juteux, le but n’étant pas de traiter les gens pour leurs problèmes d’infertilité, mais de satisfaire leur désir d’enfant et de faire du profit. Ainsi exacerbera-t-on ce désir chez les femmes stériles en rendant toujours plus difficiles les procédures d’adoption de manière à justifier et légitimer le dévelop-pement d’utérus artificiels. Une société consumériste qui créera de toutes pièces un besoin d’enfant qui rapportera bien davantage qu’une adoption.

 

 

— Tu vois, poursuivit Allan avec gravité, il y a deux éléments importants dans la vie : le fait qu’elle ait une fin et le fait qu’elle soit due au hasard. Avec les biotechnologies on pourra peut-être supprimer ces deux éléments. Mais en supprimant le hasard de la vie nous en supprimerons le sens. Et si les technologies ne nous rendent pas meilleurs, en revanche, nous pouvons être sûrs qu’elles nous rendront moins humains.

— Dans le documentaire dont je te parlais, poursuivit Jean-Philippe, les scientifiques conservaient des centaines d’embryons dans des incubateurs. Quand je regardais ça, je ne pouvais pas m’empêcher de repenser à la couveuse-incubatrice d’Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes. Ce livre qui parle de la fin de la reproduction sexuée et nous dépeint un monde horrible où les êtres humains, conçus artificiellement et programmés, vivent dans une hiérarchie sociale faite de castes. Et je me disais combien cet écrivain avait, lui aussi, été un visionnaire. J’avais l’impression d’assister à un retour de l’eugénisme des années trente. En tout cas, dans le docu, on voyait un couple normal qui avait déjà deux filles et qui désiraient à tout prix avoir un garçon par Diagnostic préimplantatoire. Et prix il y avait, car facture en main, cela leur coûtait exactement 30 000 dollars, hôtel compris, bien sûr !

Allan fit une moue désabusée.

— Des packs tout compris pour acheter un garçon ou une fille ! Entre cynisme et horreur, consumérisme ou mercantilisme, mon cœur balance, ironisa-t-il. Parce qu’elle sera, l’horreur, dans le choix rationnel, et donc dans l’élimination du hasard comme je te le disais. Et forcément, à la longue, on peut craindre que ce choix de rationnel ne devienne obligatoire. Une obligation de faire des enfants normés et utiles. Ainsi, tel un démiurge, l’homme sera bientôt capable de créer la vie de toutes pièces, de fabriquer de l’humain, des créatures à son image. Dieu pourra disparaître. Et sans cet ultime Garde-fous, qui sait, on peut craindre aussi que ce jour-là, n’étant plus les pourvoyeuses exclusives de l’humanité, les femmes apparaissent alors superflues et disparaissent, faute d’être reproduites, par les hommes, cette fois, ce qui serait un comble.

Car, de ce côté-là, hélas, il faut bien reconnaître que les choses vont déjà bon train dans nombre de pays, l’échographie, l’avortement sélectif et l’infanticide cautionnés par les coutumes se chargeant de faire disparaître les filles par millions. Une sélection qui, grâce au développement de l’insémination artificielle, au diagnostic préimplantatoire et au tri des embryons, s’intensifiera et se pratiquera à grande échelle si la condition des femmes dans le monde se dégrade encore. Car si le choix du sexe est encore interdit dans de nombreux pays, ça ne saurait durer. L’utilisation de l’échographie dans ce même but a malheureusement prouvé son efficacité en Inde et en Chine.

On risque même d’assister à une accélération du processus provoquée en partie par les femmes elles-mêmes. En effet, pourquoi mettraient-elles au monde des filles qui n’auront aucun avenir et seront maltraitées et méprisées ? D’après un rapport gouvernemental de février 2015, 63,8 % des Arméniennes[1] regrettent de ne pas être un homme et elles ne sont probablement pas les seules. La souffrance d’être du genre féminin serait si importante qu’elles préféreraient avorter lorsqu’elles attendent une fille. C’est donc l’obsession des mâles pour une descendance masculine qui pousse les femmes elles-mêmes à supprimer les fœtus féminins au profit des garçons, préférés aux filles. Une obsession planétaire et dangereuse qui entraîne une masculinisation[2] inquiétante des naissances et contribue à un déséquilibre alarmant du ratio hommes femmes dans le monde. Une hécatombe à laquelle il faudra encore ajouter l’utérus artificiel qui engendrera probablement des mâles à la chaîne. Lorsque ce temps viendra, si le pouvoir de décision des femmes dans la société est toujours aussi insignifiant qu’aujourd’hui, alors, même en nombre suffisant, elles ne pourront empêcher leur propre anéantissement.

Jean-Philippe soupira une fois de plus.

— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois très optimiste, dit-il, dubitatif. Tu vois vraiment l’avenir comme ça ? Sans femmes ! Tu parles d’un prophète de malheur ! Et si cet utérus artificiel voit vraiment le jour, pourra-t-on encore appeler l’humanité « Humanité ». Ou faudra-t-il la rebaptiser « Machinité » !

— Bonne question, concéda Allan. Mais primo, je te signale qu’il y a peu, c’est toi qui disais que l’homme était l’avenir de la femme. Tu vois, les faits te donneront peut-être raison. Car pour accéder à l’égalité et se libérer du même coup d’un fardeau biologique, il est probable que certaines femmes refuseront de procréer à l’avenir. Dans une logique égalitaire et pour achever la débandade du patriarcat, elles revendiqueront le droit d’être déliées du devoir de procréation, ce qui les rendra libres comme les hommes. Et quand cela se produira, il faudra bien que la machine y pourvoie, ce qui, effectivement, donnera le pouvoir aux hommes sur le contrôle des naissances et de la vie. Et quand ils auront ce pouvoir, ils ne le lâcheront plus, imposant la machine à toutes les autres femmes. Une belle revanche quand on songe qu’après avoir maîtrisé la fécondité des femmes durant des millénaires, ce sont elles qui décident aujourd’hui de leur paternité. Ils reprendront donc le pouvoir et la boucle sera bouclée. Les hommes seront donc bien l’avenir de la femme, car ce sont eux, alors, qui décideront de la reproduire ou pas.

Et secundo ! Anticiper ne fait pas de moi un prophète de malheur. Juste un homme qui observe et analyse des faits et des comportements qui se produisent dans une société donnée et les réunit dans une théorie qui vaut ce qu’elle vaut. Comme le magicien, je fais des effets de manches. Et si je fais disparaître quelque chose, c’est pour mieux le faire réapparaître. Je ne souhaite pas un monde où les femmes auraient disparu. Mais, trop souvent, c’est quand une chose n’existe plus qu’on s’aperçoit qu’elle existait.

 

 

[1]L’avortement sélectif en Arménie : le choix du garçon https://information.tv5monde.com/terriennes/lavortement-selectif-en-armenie-le-choix-du-garcon-31511

[2] La masculinisation des naissances. État des lieux et des connaissances – Christophe Z. Guilmoto  dans Population 2015/2 (Vol. 70), pages 201 à 264 – https://www.cairn.info/revue-population-2015-2-page-201.htm

 

[1] Matrix ou La Matrice au Québec (The Matrix) est un film de science-fiction de type « cyberfilm » australo-américain écrit et réalisé par les Wachowski et sorti en 1999. Wikipedia.

[2] Film américain d’anticipation réalisé par Andrew Niccol et sorti en 1997

 

 

 « Je souhaite à mes ennemis d’aimer des femmes, et à mes amis, des garçons. »

Plutarque

Extrait chapitre 3

Samedi – 16 h 30

— C’est une vision d’enfer que tu me décris là ! Les hommes sont-ils donc si monstrueux ?

— À toi de juger. On ne peut en tout cas pas faire l’impasse sur leur barbarie. Et à la sombre lumière de ces faits, on ne peut que se demander pourquoi tant de haine ?

— Peut-être parce que « Le pouvoir tend à corrompre et que le pouvoir absolu corrompt absolument[1] » ! suggéra Jean-Philippe. Étant donné qu’il n’y a pas de contre-pouvoir de poids à l’hégémonie des hommes, ils se sentent tout simplement invincibles. Les constructivistes[2] affirment que la quasi-totalité, sinon la totalité des discriminations et des différences entre hommes et femmes s’expliquent par les conceptions et l’idéologie culturelle et religieuse. Les hommes ayant toujours disposé du pouvoir, ils en ont tout simplement abusé. Et vu qu’ils n’ont jamais trouvé utile ou nécessaire de se remettre en question, ils sont aujourd’hui pervertis et corrompus, totalement aveuglés par leur propre image, qui, comme tu l’analyses si finement, les conduit peut-être, je dis bien peut-être, à se tourner les uns vers les autres. Sorte d’aveuglement narcissique et égocentrique qui les maintiendrait dans une forme d’illusion ou de névrose masculine collective où les femmes n’auraient pas d’existence propre. Névrose dans laquelle ils n’auraient pas conscience de leurs actions et surtout de leurs responsabilités envers elles ce qui, en définitive, n’engendrerait ni culpabilité ni désir de changement, mais plutôt une résistance pour tenter de maintenir et conserver ce modus vivendi qui leur convient très bien.

— Ton raisonnement se tient, reconnut Allan. Ta façon de voir les choses est intéressante dans le sens qu’elle donne à penser qu’une fois conscient du problème l’homme pourrait changer. C’est mieux que d’imaginer qu’il serait mauvais et ferait consciemment le mal. N’empêche que tu lui trouves des circonstances atténuantes et que d’une certaine manière, c’est excuser des comportements inexcusables.

Jean-Philippe haussa les épaules.

— L’homme serait-il moins doué de conscience ou de sensibilité que la femme ? interrogea Allan. Je n’y crois pas. Je pense qu’il sait très bien ce qu’il fait et qu’il utilise et manipule les femmes pour arriver à ses fins. Mais c’est vrai que lorsqu’on raconte ce genre de propos à des hommes, on a l’impression qu’ils ne se sentent pas concernés. Chacun se dit que c’est l’autre qui est odieux, machiste, misogyne, manipulateur, violent. Lui, il n’est pas ainsi, n’est-ce pas ! Il est civilisé, bon, respectueux ! Dans son pays les femmes sont bien traitées. Elles ont des droits, etc. Ce qui me fait dire que les hommes vivent dans un déni total de la réalité féminine, et là je rejoins ce que tu observais tout à l’heure avec ta névrose masculine collective, mais je ne les excuse pas. Car c’est cette attitude qui fait le malheur des femmes, des hommes et du monde en général. Tous les hommes savent la façon dont les femmes sont traitées à travers le monde, mais il y en a si peu qui s’élèvent et agissent pour le dénoncer. Et si la majorité ne fait rien, c’est bien parce que ça l’arrange.

— Probablement, admit Jean-Philippe qui sentait le regard acéré d’Allan sur lui.

— Tu vois, dit Allan, sans quitter Jean-Philippe des yeux, c’est cette complicité tacite qui pourrit tout et scelle le sort des femmes : cette invisible mais si prégnante connivence masculine au centre de laquelle, comme dans une gigantesque toile d’araignée, les femmes sont prises et s’engluent au moindre mouvement. Dans un langage plus imagé, je dirais que chaque homme dans le monde est un des barreaux qui maintiennent les femmes dans la prison patriarcale où elles sont encore enfermées. Car chaque homme qui a conscience de cette réalité et ne fait rien pour la changer se fait le complice de cet emprisonnement. En ce sens, même si une minorité d’hommes ne respectent pas les femmes, tous, par leur acceptation silencieuse et leur soumission à ce système, sont coupables du mal qui leur est infligé. Comme le disait Einstein, « Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ». Et Régis Debray écrivait[3] « Le silence est la forme la plus civilisée du génocide ». C’est cette terrible conspiration du silence, cette ignoble et incompréhensible indifférence pour le sort des femmes qui fait que rien ne change. Et cette omerta, en permettant à ces horreurs de se perpétuer en toute impunité, les banalise tout en légitimant ceux qui les commettent.

— Effectivement, vu comme ça, c’est assez effrayant et affligeant, surtout. Mais, hélas, on ne peut que constater que les hommes préfèrent se rallier à la grande vérité collective qui justifie la domination masculine depuis toujours que de fournir des efforts pour changer. Et je suis le premier à reconnaître que je ne suis pas de ceux qui agissent beaucoup pour faire changer les choses, dit Jean-Philippe. Ce qui, je l’avoue, ne va pas aider à la résolution du problème. Mais comme l’a dit Montaigne « Il est plus facile d’accuser un sexe que d’excuser l’autre ».

Cela dit, et bien que je ne mette absolument pas en doute tout ce que tu viens de dire, la condition des femmes dans nos pays est quand même moins dramatique qu’en Inde, en Chine, en Afrique ou dans d’autres pays moins avancés. Ici, si j’ose dire, on les percevrait plus comme des bêtes de luxe que des bêtes de somme, dit-il en pouffant.

 

 

Allan tiqua.

— Tu vois, le problème, c’est justement ce que tu oses dire. Ce genre de réflexion pourrie que tu balances pour faire rire sans vraiment en mesurer les implications. Ce n’est pas anodin. C’est également à cause de ce genre de réplique sexiste d’un goût douteux que les choses perdurent. Déjà dans Ainsi soit-elle Benoîte Groult dénonçait dans son livre que les injures faites aux femmes par les hommes étaient toujours considérées avec « une indulgence amusée ». Rire des femmes en les souillant, c’est très masculin, lâche et très vil aussi, si tu veux mon avis.

— Je croyais que tu avais de l’humour, se défendit Jean-Philippe. Et d’ailleurs, je te signale que bien des femmes sont les premières à rire de ce genre de plaisanteries.

— Ce n’est pas ce que j’appelle de l’humour, décréta Allan. Et si des femmes rient de ces blagues sexistes qui se font à leurs dépens, c’est probablement pour maintenir la paix d’une mixité chèrement acquise.

Par ailleurs, s’il est vrai que dans nos pays les choses changent, les mentalités évoluent peu et les femmes en sont toujours à ronger leur frein en espérant une reconnaissance qui se fait attendre. Quant aux hommes de chez nous, comme tu dis, ils enferment encore les femmes dans les stéréotypes de la pute de la bimbo et de la ménagère. Peut-être qu’ils ne s’en rendent pas compte ou alors qu’ils trouvent ça amusant, toujours est-il qu’ils répètent à leur insu une leçon apprise par cœur depuis des millénaires par les hommes. Un message infamant que des misogynes de tout poil ont élaboré et seriné durant des siècles et qui leur permet de dévaloriser et de dominer la femme.

De toute façon, ce n’est pas un argument valable. Ce n’est pas parce que des femmes sont mieux traitées ici qu’il faut oublier comment on les maltraite ailleurs. Il est ahurissant de voir à quel point les hommes trouvent normal que des millions de femmes n’aient toujours aucun droit aujourd’hui. Évidemment, contrairement aux femmes, le problème ne se pose pas pour les hommes qui, quel que soit leur pays, bénéficient tous des mêmes droits quasiment partout. Il est même frappant de constater que moins le pays est développé plus les hommes ont de droits et moins les femmes en ont.

— Et a contrario, intervint Jean-Philippe, plus le pays est développé, moins les hommes ont de droits et plus les femmes en ont ! Demande à Marc ce qu’il en pense !

— Marc n’est pas un bon exemple. Et il ne faut quand même pas exagérer non plus. Tu oublies un peu vite tout ce dont nous avons parlé au début, rappela Allan. Et s’il est vrai que la condition des femmes s’est nettement améliorée, en tout cas dans nos pays, tout n’est pas rose pour autant. Mais comme je te le faisais remarquer plus tôt, ici le machisme avance masqué. Il prend des formes plus subtiles et sournoises, mais il est toujours à l’œuvre. Il est comme le réchauffement climatique que personne ne voit ou ne veut voir, mais qui dévaste petit à petit la planète en nous mettant tous en danger.

Tiens, pour revenir à ce que nous disions au début, prenons l’exemple des Grands Couturiers qui utilisent le corps de femmes efflanquées, voire anorexiques pour porter leurs créations. Voilà bien une forme de machisme déguisé. Une façon presque perverse de travestir la réalité. Car pour ses hommes qui disent aimer les femmes, ces dernières ne sont en réalité que des portemanteaux, des supports justes bons à mettre en valeur le tombé de leurs vêtements. Ils utilisent ces femmes qui ne font que flatter leur vanité et promouvoir leur ego surdimensionné. Ils les veulent longues, maigres, dénuées de formes, pareilles à des adolescentes prépubères. Ils n’aiment ni ne désirent les femmes. Jaloux de leurs corps, ils en gomment les spécificités, et par leurs exigences de maigreur en font disparaître toutes les rondeurs. Ils les transforment en androgynes tristes et fantomatiques, les façonnant d’une certaine façon à leur ressemblance. Et la tendance amorcée avec les « femimen », ces mâles qui ressemblent à des filles et défilent sur les plus grands podiums, ne fait que renforcer l’idée que ces couturiers sont des misogynes. Grâce à ces tops unisexes, ils peuvent valoriser leurs créations aussi bien qu’avec les femmes, mais avec l’immense avantage que ce sont des garçons. Si cette tendance se poursuit, ils choisiront ceux qui leur ressemblent ! Le temps des tops féminins est peut-être bientôt révolu !

— Je ne crois pas du tout à cette tendance, rétorqua Jean-Philippe en retournant dans le Centre. Ces « femimen » dont tu parles ne sont qu’une aberration de plus dans un monde qui a perdu ses repères. Je vois mal comment de tels modèles pourraient faire des émules et encore moins représenter les vrais hommes qui peuplent encore cette planète.

Allan lui emboîta le pas et sa voix moqueuse résonna derrière lui.

— Oh ! Et c’est quoi pour toi les vrais hommes qui peuplent la planète ? Des êtres barbus, velus, costauds, brutaux, dominateurs et au priapisme conquérant ? Des hommes qui, à l’instar d’André Suarés, pensent qu’une vraie femme sait qu’elle doit être dominée ? Mais peut-être préfères-tu cette définition d’Éric Zemmour[4] : « Le poil est une trace, un marqueur, un symbole. De notre passé d’homme des cavernes, de notre bestialité, de notre virilité, il nous rappelle que la virilité va de pair avec la violence, que l’homme est un prédateur sexuel, un conquérant. » !

Jean-Philippe fit volte-face, goguenard.

— Tu vois, c’est bien ce que je te disais, on en revient toujours au gourdin ! À cette nostalgie de l’homme pour l’époque de Cro-Magnon !

Allan s’arrêta un instant et le considéra d’un air amusé.

— Moi, je n’ai pas cette nostalgie, dit-il. Bien au contraire. Sache que je me rase intégralement. Peut-être pour mettre à distance cette bestialité conquérante, violente et prédatrice dont se réclament tant de masculinistes inquiets pour leur virilité. Le poil ne fait pas l’homme, Jean-Philippe, il lui rappelle seulement cette animalité dont il doit s’extraire afin de devenir un homme, justement. Et si nombre d’hommes portent la barbe aujourd’hui, cela dénote peut-être, outre de la paresse et un phénomène de mode, une norme à laquelle ils se sentent obligées d’adhérer, en particulier les jeunes hommes. Ils se laissent pousser la barbe, non parce qu’ils aiment ça ou pour se distinguer, mais pour se ressembler. Pour se conformer à tous ceux qui la portent et revendiquer, à travers cette débauche de pilosité, leur différence sexuée et leur adhésion à un groupe, celui des hommes virils par opposition à celui des femmes qui gagne en égalité et en indépendance. La barbe est devenue une sorte de marque de ralliement qui les rassure. Un symbole de virilité, justement. Ce qui n’empêche pas les femmes, d’ici et d’ailleurs, de progresser au nez et à la barbe de ces messieurs. D’ailleurs, toi, pourquoi ne portes-tu pas la barbe ?

— Euh, bonne question ! dit Jean-Philippe en frottant son menton glabre. Déjà, un, parce qu’Anna n’aime pas ça. Elle dit que ce n’est pas hygiénique. Et deux, parce que j’estime que j’en ai déjà assez sur la tête et le corps sans avoir à en rajouter une couche supplémentaire sur le visage ! Et trois parce que je ne trouve pas ça très seyant et soigné, moi non plus. En fait, je ne supporte pas de voir ces hommes qui portent une barbe de quatre ou cinq jours en pensant que ça les flatte. Marc par exemple. La plupart du temps ça les vieillit, voire les enlaidit.

Allan éclata de rire.

— Intéressant ! Au moins, tu n’es pas conformiste. C’est déjà ça ! dit-il. Mais pour en revenir aux vrais hommes qui devraient peupler la planète et à cette nostalgie de l’homme de Cro-Magnon que tu évoquais, je te rappelle que dans la Grèce antique, les hommes, souvent des guerriers, étaient forts et valeureux et que pour autant la pédérastie y était érigée en institution. Et la pédérastie, qui supposait un lien de couple entre un homme et un garçon préadolescent, tenait sa légitimité d’exemples aussi prestigieux que Zeus et Ganymède, Apollon et Hyacinthe ou encore Achille et Patrocle. Excuse du peu. L’environnement socioculturel de cette époque faisait de la pédérastie un mode reconnu de formation des élites sur le mode ésotérique. Sparte, par exemple, requérait de tous ses citoyens de nouer une relation pédérastique. C’était institué par la loi. Mais ces rites pédérastiques étaient aussi pratiqués au Japon, chez les moines bouddhistes et leurs novices, ainsi que chez les samouraïs jusqu’au XIXe siècle. La conviction sous-tendant ces pratiques étant que le lait maternel et l’amour des femmes féminisent le petit homme quand le sperme et l’amour des hommes le masculinisent. C’est dire que cette attirance de nombreux hommes pour les jeunes éphèbes n’est pas nouvelle. L’homosexualité a toujours existé. Et ce dans la plupart des cultures. Ces relations n’excluaient pas pour autant les liaisons hétérosexuelles ou le mariage.

Jean-Philippe bailla soudain avec ostentation.

Allan l’interpella :

— Tu sais, si mon discours t’ennuie, on peut passer à autre chose. Je suis passionné par le sujet, mais c’est vrai que je n’ai pas toujours conscience que je peux devenir assommant.

Jean-Philippe secoua la tête énergiquement.

— Non, non, ce n’est pas ça. Au contraire, je trouve notre conversation vraiment intéressante. Mais je crois que j’ai faim et besoin d’une autre bière.

Allan reprit place à leur table et Jean-Philippe se dirigea vers le bar. Il revint avec deux mousses et de quoi grignoter.

— Voilà de quoi tenir un moment, dit-il en tapant sa chope contre celle d’Allan. Allez, vas-y, je t’écoute !

— Ce n’est pas évident de reprendre le fil, dit Allan en reposant sa chope couverte de condensation. Mais, bon, comme je le disais, l’homosexualité a toujours existé. Et les hommes ayant pris soin d’évincer les femmes de toutes les scènes du monde depuis des siècles, comme les couturiers les évincent aujourd’hui des podiums au profit des « femimen », ce sont des garçons et des hommes qui, au Théâtre comme ailleurs, tenaient les rôles féminins. Ce qui, évidemment, était propice aux relations de ce type. Il faut savoir que dans la Grèce antique, la femme, définit par Aristote comme femme en vertu d’une déficience, était subordonnée à l’homme et vivait cloîtrée dans son foyer. Elle était considérée comme une éternelle mineure et ne possédait ni droits juridiques, ni droits politiques. Elle était soumise à l’autorité du père, puis de l’époux, voire du fils si elle était veuve ou de son plus proche parent. En outre une stricte fidélité était requise de la part de l’épouse. Ce qui n’était pas demandé à l’époux. Privée de droits et d’instruction, son existence n’avait de sens que par le mariage, et son époux, profondément misogyne, la méprisait. Dans ces conditions, hormis la nécessité de la procréation, il est évident que les hommes aient préféré entretenir des relations, sexuelles ou non, avec leurs homologues masculins plutôt qu’avec des femmes qu’ils estimaient viles, passives et imbéciles. D’ailleurs, selon Xénophon, la femme et son époux sont profondément étrangers l’un à l’autre : « Existe-t-il des gens avec qui tu t’entretiens moins qu’avec ta femme ? – Il y en a bien peu… ». Et Plutarque, cinq siècles plus tard : « Je souhaite à mes ennemis d’aimer des femmes, et à mes amis, des garçons. » Et tu peux ajouter saint Augustin[5] au cinquième siècle de notre ère qui disait carrément que la compagnie des femmes est sans intérêt : « Pour vivre et dialoguer, combien est plus harmonieuse la cohabitation de deux amis que celle d’un homme et d’une femme. Aussi je ne vois pas dans quel but la femme aurait été faite pour servir d’aide à l’homme, si ce n’est pour enfanter. »

— À t’entendre, dit Jean-Philippe légèrement irrité, on pourrait croire que tous les hommes sont des homosexuels ! Je te signale qu’on est plus dans l’Antiquité et que le modèle hétéro est toujours, et de loin, la normalité, il me semble.

— On n’est peut-être plus dans l’Antiquité, concéda Allan, mais de deux choses l’une : soit après avoir fait de la femme un être inférieur et abject l’homme n’a plus pu raisonnablement avoir de relations avec elle sans s’avilir, et dès lors il s’est trouvé « forcé » de se tourner vers les hommes pour compenser cette situation. Soit cette attirance pour son propre sexe était tout bonnement une inclination naturelle. Que personne ne contestait d’ailleurs. Elle était même reconnue et encouragée par la société du moment. Dans un cas comme dans l’autre, on constate que l’homosexualité ou la pédérastie ne leur posaient pas de problème. D’ailleurs, Baudelaire disait « qu’aimer des femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste ».

Allan but une gorgée de bière tout en observant la réaction de Jean-Philippe. Ce dernier, silencieux, faisait lentement tourner sa chope dans sa main droite, concentré sur le liquide ambré qui tournoyait dans le verre. Allan reposa le sien sur la table.

 

[1] Citation de John Emerich Edward Dalberg-Acton

[2] Cette approche envisage la réalité sociale et les phénomènes sociaux comme étant « construits », c’est-à-dire créés, objectivés ou institutionnalisés et, par la suite, transformés en traditions.

[3] Le Pouvoir intellectuel en France, publié chez Ramsay, en 1979

[4] https://citation-celebre.leparisien.fr/citations/255499

[5] Cité par Guy Betchel dans Les Quatre femmes de Dieu, Plon 2000, p. 39.

 

 « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, l’homme abominable jusqu’ici lui ayant donné son congé, alors elle sera poète elle aussi… »

Arthur Rimbaud

Extrait chapitre 4

Samedi – 17h

Jean-Philippe reprit sa place en soupirant d’aise. Allan resta silencieux un moment. Il voulait voir si Jean-Philippe reviendrait de lui-même à la conversation. Si tel était le cas, alors c’est que le sujet l’intéressait. Il fit semblant de regarder sa montre.

— Tu veux rentrer ? dit Jean-Philippe sur un ton qui trahissait une légère inquiétude.

— Et toi ? Ce blabla t’intéresse vraiment ?

— Disons que ce n’est pas très facile de te suivre car tu pars dans tous les sens, mais oui, c’est captivant. Je dois dire que ce n’est absolument pas le genre de discussion que j’ai habituellement avec mes amis. Avec ma femme, Anna, un peu, mais avec elle ça tourne tout de suite au vinaigre. On se fâche presque à tous les coups. Et je me demande bien pourquoi. Avec toi, étonnamment, tout se passe bien et je trouve la conversation passionnante. C’est dire.

Allan sourit intérieurement. Jean-Philippe avait mordu à l’hameçon, mais il ignorait que ses propos l’intéressaient tout autant que sa personne.

— On en était où ? demanda Allan.

— Eh bien, on parlait de la mode. Tu as embrayé avec les « femimen », puis les soldats grecs et l’homosexualité. Tu as poursuivi avec les curés, la chasse aux sorcières, le porno sur le Net et la genèse. Tu t’es arrêté aux coincés et aux machos. En fait, juste avant que tu n’embarques pour la Grèce, on parlait des mannequins femmes que tu érigeais en victimes. J’aimerais bien qu’on revienne sur le sujet car je ne suis pas d’accord avec toi. Je trouve un peu trop simple de faire de ces femmes des victimes. Tout de même si ces couturiers peuvent agir ainsi avec elles, c’est aussi parce que ces femmes l’acceptent, non ! Tu es d’accord, personne ne les oblige à faire ce métier. Au contraire ! Et pourtant elles veulent toutes être mannequins ! Toutes être belles ! On dirait qu’elles ne pensent qu’à ça !

— Tu généralises un peu vite, modéra Allan. Il n’y a qu’une infime partie des femmes qui veut et peut vraiment devenir mannequin, mais c’est vrai que la plupart accordent de l’importance à leur physique. Et il y a des raisons à cela. Néanmoins, si on veut comprendre ce comportement que tu condamnes, il faut un minimum de recul historique. On ne peut juger les femmes d’aujourd’hui sans avoir présent à l’esprit l’histoire de leur condition à travers les siècles. Les femmes s’émancipent, certes, mais à bien des égards elles agissent encore de la manière dont les hommes les ont conditionnées. À qui la faute ? L’écrasement de leur identité et l’oppression masculine millénaire ont laissé en elles des marques qui ne s’effaceront que lentement. Comme je te l’ai déjà dit, les femmes ont toujours été sous la tutelle des hommes. Et si les temps changent, les comportements ont été intériorisés et se répètent, d’autant plus quand ils le sont depuis si longtemps. Le « Sois belle et tais-toi ! » que tout le monde a balancé un jour à une femme, sentence sexiste s’il en est, qui réduit les femmes à leur apparence et au statut d’objet, les a évidemment conditionnées à plaire à des hommes qui les jugeaient stupides. De jolies têtes vides, des potiches, des femmes accessoires, c’est ainsi que les hommes les désiraient, les voulaient et les veulent encore. Surtout pas intelligentes ou disertes. Seule leur beauté comptait. Les hommes de pouvoir ont toujours choisi les plus belles femmes. Des femmes qu’ils exhibent comme des trophées et soulignent leur succès, leur pouvoir et leur puissance. Mais tous les autres souhaitaient des femmes silencieuses. Des femmes qui en savent moins qu’eux et se taisent quand ils parlent. Les laides et les disgraciées étaient délaissées ou mises à l’écart. Tu imagines bien que ce genre de sélection a laissé des traces dans le subconscient des femmes.

Jean-Philippe se mit à rire.

— À ce propos, dit-il, tu sais pourquoi les hommes préfèrent les femmes belles aux femmes intelligentes ?

Allan réfléchit quelques secondes et fit non de la tête.

— Eh bien, parce qu’ils voient mieux qu’ils n’entendent !

— Bien vu, dit Allan en ébauchant un sourire, car c’est exactement comme ça que les hommes perçoivent encore les femmes de nos jours. Ils ne les prennent pas au sérieux, ne les écoutent pas. Ils les jugent sur leur physique, leur sex-appeal et se moquent de celles qui les concurrencent. Pourtant, dans la nature, ce n’est pas la femelle, mais le mâle qui est paré des plus belles couleurs. C’est lui qui doit séduire la femelle qui, elle, choisira le meilleur reproducteur. L’homme a perverti la nature en ce sens qu’il a fait de la femme un être inférieur, dépendant et soumis à son bon vouloir. « Mais dans la nature, c’est l’ovule et la femelle qui le porte qui sont le plus importants et constituent le fondement et la continuité de la vie. Le mâle n’est qu’accessoire. Et lorsque les conditions du milieu se modifient et qu’un seul sexe s’avère nécessaire, c’est toujours le sexe féminin qui prime. C’est une nécessité, pas un choix, car c’est la femelle qui contribue le plus à la reproduction en assurant l’ovulation, la gestation, la lactation puis le maternage. Le « Choix » du mâle ne se pose pas puisqu’il reste extérieur au biodéveloppement de sa progéniture[1]. »

Cela dit, il ne faut pas se leurrer, enchaîna-t-il. Quasiment réduites en esclavages par les hommes, les femmes, même si elles commencent à s’affranchir de leur domination, sont encore sous influence. Stuart Mill tenait d’ailleurs cet esclavage des femmes par les hommes « comme le système d’asservissement le plus ingénieux de l’histoire ». La liberté est un long apprentissage et les hommes ne leur facilitent pas la tâche, bien au contraire. Ils ont beau jeu de les critiquer, eux qui sont libres depuis toujours. Car une fois libres, les femmes doivent encore s’affranchir du regard des hommes et apprendre à devenir qui elles sont réellement. Les temps changent, mais les mentalités perdurent. Et même libérées de leurs chaînes ancestrales, du moins ici, les femmes sont encore prisonnières du regard que les hommes portent sur elles. Le fameux Male gaze[2]. Ce regard masculin imposé par la culture dominante à travers le cinéma, les jeux vidéo, la publicité et la littérature. Un regard issu de la société patriarcale qui transforme les femmes en objets de désir et les réduit à des objets sexuels pour le seul plaisir des hommes. Encore aujourd’hui, une femme est traitée avant tout en fonction de sa valeur sexuelle et de son attrait physique. Pour être puissante, elle doit donc être belle, glamour. Mais c’est un leurre. Le glamour et tout ce qui va avec sont des chaînes qui maintiennent les femmes dans un état d’impuissance et de passivité. Le corps des femmes, et même celui des fillettes, est toujours plus sexualisé, et personne ne remet en question ce regard hétéro qui les objective.

Dès leur plus jeune âge, les garçons sont initiés au regard masculin. Ils visionnent des films et jouent à des jeux vidéo qui scénarisent la violence des hommes envers les femmes. Le fait que cette violence où l’on met en scène des agressions sexuelles envers les femmes soit banalisée, encourage et normalise des comportements qui participent de la culture du viol. Cela a des répercussions sur la façon dont les garçons et les hommes traitent les filles et les femmes dans la réalité. En les humiliant, les insultant, les rabaissant, ils les déshumanisent et en les déshumanisant il devient acceptable qu’elles soient discriminées, harcelées et abusées sexuellement.

En objectivant le corps des femmes, en glorifiant les agressions sexuelles, en particulier au cinéma, en méprisant les droits, la protection et la sécurité des femmes, on permet à un groupe de gagner du pouvoir sur un autre et de le conserver. On permet aux hommes de garder la mainmise sur les femmes. Tout est lié. Le corps des femmes est un lieu de lutte et l’image du corps féminin aussi. Les décideurs sont majoritairement des hommes et les films qui sortent dans le monde entier sont sélectionnés par le Male gaze. Le langage visuel qui nous environne correspond au langage de base de la culture du viol. Hollywood assimile ce que la population a de toxique puis la nourrit à son tour, ce qui la fortifie et intensifie cette toxicité. C’est un cercle de violence sans fin. Ou peut-être une volonté, implacable, universelle, qui vise à maintenir les femmes dans un état d’infériorité et un esclavage domestique et sexuel. La femme est devenue le produit de la conscience masculine qui se l’est appropriée.

C’est pourquoi les femmes doivent changer. Elles ne doivent plus être telles que les hommes la rêvent mais telles qu’elles sont. Elles doivent apprendre à exister pour elles et non telles que les hommes les définissent. Elles doivent sortir du mythe, de cet idéal féminin forgé de toutes pièces par les hommes et pour les hommes. Elles doivent, elles aussi, regarder le monde, les hommes, comme ils le regardent comme ils les regardent ! Et ce n’est pas facile car, consciemment ou non, nous portons tous en nous l’histoire de notre culture d’origine, qu’elle soit familiale, sociale ou religieuse. Pour s’émanciper il faut faire un tri entre les croyances que l’on veut conserver et celles que l’on veut abandonner.

La femme ne désire pas être dominée, comme l’énonçait André Suarés, elle veut, comme les hommes, avoir la possibilité de transcender son existence. Pour cela elle doit cesser d’être pour eux cet objet utilitaire et sexuel qu’elle incarne depuis le début du monde. Mais comment faire entendre ces revendications quand l’oppresseur et aussi celui qui partage sa vie ? Comment se battre à la fois pour ses droits et contre celui qui partage son lit ? Coincée entre famille et travail, l’émancipation est difficile et périlleuse. Ne lui reste bien souvent que la résignation. Ou alors le divorce et le célibat pour changer les choses.

— C’est sûr que cet esclavage a dû laisser des traces, convint Jean-Philippe. Ceci explique probablement en partie leur docilité, si ce n’est leur soumission et leur exploitation tous azimuts. Ça explique aussi pourquoi elles restent si souvent attachées à des hommes violents ou maltraitants.

— Tu as raison, approuva Allan, comme l’a écrit Claire Norton « s’habituer graduellement à l’intolérable mène à la passivité. »

— En fait, reprit Jean-Philippe, on peut voir ça comme une relation sadomasochiste instituée par les hommes depuis l’origine en quelque sorte.

— On peut aussi voir ça comme un mobbing planétaire dirigé contre les femmes, renchérit Allan. Cela en a toutes les caractéristiques. De la critique à l’humiliation, en passant par l’isolement et la culpabilisation qui entraînent finalement la perte de l’estime et de la confiance en soi, tout y est. Soumise et servile à souhait, la femme est alors la parfaite servante et esclave d’un maître tout-puissant. Écoute plutôt ! Considérées comme des éternelles mineures depuis l’Antiquité, le Code romain met les femmes en tutelle et invoque « l’imbécillité et la fragilité du sexe ». Si la Révolution est résolument misogyne, Napoléon enfonce le clou en 1804 avec l’article 1124[3] du Code civil qui proclame « Les personnes privées de droits juridiques sont les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux. » Les femmes sont donc toujours sous la tutelle de leur père, puis de leur mari. Elles ont cependant acquis la possibilité de divorcer en 1792. Elles le feront en masse, plus des deux tiers des demandes, et cet afflux suscitera l’inquiétude des milieux politiques qui y verront un affaiblissement de la famille et une menace directe de l’autorité du mari et du pouvoir du père. La fin de la « royauté domestique » et la mort du pouvoir marital.

Le Code civil maintiendra la possibilité de divorcer, mais en discriminant les femmes : l’homme n’était reconnu adultère que s’il le commettait au domicile conjugal. De même, il était excusable s’il tuait l’amant de sa femme en ce même domicile. La femme adultère, en revanche, était punie pénalement et encourait jusqu’à deux ans de maison de correction. Évidemment, elle n’avait pas d’excuse si elle tuait son mari adultère. Quant aux divorcés, il leur était interdit de se remarier entre eux. Idem pour ceux qui avaient commis l’adultère. Le divorce fut abrogé en 1816 sous Louis XVIII et rétabli en 1884. Les Françaises durent attendre 1974 pour que soit abolie toute condamnation spécifique de l’adultère féminin, les Suissesses, elles, durent attendre 1989.

À ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler que, de tout temps, l’adultère a toujours été réprimé plus durement pour la femme. Il suffit de se souvenir de la façon dont les hommes punissaient et punissent encore l’adultère à l’encontre des femmes pour en mesurer l’importance : harem, ceinture de chasteté, clitoridectomie. Selon les civilisations et les époques, les femmes adultères furent également lapidées, noyées ou enfermées dans un sac, tuées par leur mari, clouées au pilori, reléguées dans un couvent ou mises en prison.

Jean-Philippe remua sur sa chaise.

— Eh bien, quelle leçon d’histoire, dit-il. Je comprends mieux l’importance du divorce pour les femmes. Une échappatoire, en fait. Mais aussi une fuite en avant parce que vu leur marge de manœuvre limitée, le risque de revivre l’enfer avec un autre homme devait être très important.

— Exactement. La vie à deux à cette époque était une loterie ou les billets gagnants étaient rares. Et ce n’est pas à l’Église qu’elles pouvaient trouver du soutien. Cette dernière admettait que les femmes soient pourvues d’une âme, mais cette âme aurait animé le fœtus masculin dès le quarantième jour alors que pour le fœtus féminin cela n’aurait été qu’au quatre-vingt-dixième. Saint Thomas d’Aquin pensait même que « La femme a été créée plus imparfaite que l’homme, même quant à son âme. » Et Pythagore, Aristote, saint Paul, Tertullien, Saint Augustin, Rousseau, Freud et tant autres bâtiront des théories qui les asserviront des siècles durant et les desservent encore aujourd’hui. Tous ces grands hommes intelligents, savants, médecins, philosophes, unis dans une même névrose que tu analysais si bien tout à l’heure. Cela dit, comme pour les femmes, les discriminations qui ont touché et touchent encore les homosexuels aujourd’hui, s’expliquent dans la quasi-totalité par les conceptions et l’idéologie culturelle et religieuse. Le mécanisme est le même.

 

 

— À propos de Freud et de relations sadomasochistes, intervint Jean-Philippe, on ne peut pas dire qu’il tenait les femmes en haute estime. Après avoir énoncé que la souffrance était un état inhérent à la femme, il l’a enfermée pour un siècle dans sa cage psychanalytique, pile au moment de la révolution sexuelle, donnant encore un tour de vis à l’oppression féminine en lui apportant des bases psychologiques pseudo-scientifiques, soutenant que cette oppression n’était pas historique ni accidentelle, mais inscrite dans leurs organes. Grâce à lui, aujourd’hui encore, des femmes se croient frigides et des mecs peuvent en toute liberté, sans contrainte et bénis par la science, se laisser aller à leurs pulsions les plus perverses et sadiques envers les femmes puisque, soi-disant, elles aiment ça ! Torturer une femme c’est donc lui faire plaisir, mieux, c’est la satisfaire ! Avec un message pareil, il ne faut pas s’attendre à voir une diminution des viols dont la culture se nourrit probablement aussi de ce genre d’assertions.

— Oui, acquiesça Allan. C’est comme légitimer la brutalité et légaliser le sadisme envers la femme. Comme si la dose n’était pas déjà suffisante. D’ailleurs, devant le désir, ou plutôt le fol acharnement des hommes à vouloir fabriquer cette matrice artificielle, on peut se demander si ce n’est pas l’homme qui est frustré par l’absence de vagin et d’utérus, plutôt que la femme par celle du pénis. Finalement, pourquoi cette envie ne serait-elle pas propre aux deux sexes ? Elle est peut-être simplement refoulée chez les hommes qui craignent d’être taxés d’homosexuels s’ils en font part. D’ailleurs, un jour, un ami m’a confié que toute l’agitation de l’homme venait peut-être bien de sa frustration à ne pas donner la vie. Qui sait ? La forte rivalité qui existe entre les hommes n’est peut-être due qu’au sentiment de manque lié à leur incapacité de porter un enfant.

Jean-Philippe éclata de rire.

— Non ! Là, tu dépasses les bornes.

— Et pourquoi pas ? André Breton disait que pour comprendre Freud, il fallait chausser des testicules en guise de lunettes ! Et Freud lui-même, à la fin de sa vie, avouait que le féminin était resté pour lui un continent noir, une énigme. Pour te convaincre, même si l’exemple va te sembler incroyable, sache qu’en France en mars 2023, un homme a donné naissance à une petite fille prénommée Avah !

— Tu me fais marcher, là !

— Pas du tout. Cela s’est même déjà produit plusieurs fois dans d’autres pays. Comme tu vois, cet homme a déjà réalisé le fantasme dont je te parle, dit Allan. Mais la situation n’est pas banale puisque le père (qui est aussi la mère) de l’enfant, reconnu administrativement comme un homme, est en réalité né femme. Il a conservé son appareil reproducteur féminin. Quant à sa compagne, elle, elle est née homme, mais est reconnue comme femme à l’état civil.

Jean-Philippe, se frappa plusieurs fois le front de la main droite.

— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu me racontes là ! C’est quoi ce méli-mélo, ce « micmec » plutôt ? Ce n’est pas possible !

— Si ! Dans un couple transgenre, ce genre de chose est possible ! Mais je ne voudrais pas être celui qui expliquera les détails de cette filiation plutôt tordue à cette petite fille, fit Allan avec une grimace.

— Non, mais, je n’y crois pas. Aïe, aïe, aïe ! C’est complètement fou !

— Et on nous promet plus dément encore, ajouta Allan, puisque, grâce à la greffe d’utérus, certains médecins pensent qu’une grossesse masculine serait possible et que des hommes non transgenres pourraient dans un futur proche mener une grossesse à terme comme une femme. Il suffira qu’on leur implante un embryon issu d’une fécondation in vitro (FIV). Apparemment, selon le Dr Richard Paulson, président de l’American Society For Reproductive Medicine : « il n’existe aucun obstacle scientifique à ce qu’un homme tombe enceinte grâce à une greffe d’utérus ».

Jean-Philippe siffla.

— Freud doit se retourner dans sa tombe !

— Peut-être aurait-il dû se faire psychanalyser avant d’écrire sa théorie, suggéra Allan. Va savoir, Freud a peut-être projeté sur les femmes son propre désir d’utérus.

Jean-Philippe émit encore quelques gloussements et Allan reprit.

— Tout cela ne devrait pourtant pas masquer la question essentielle à se poser, à savoir s’il s’agit bien d’un désir d’enfant pour l’enfant ou plutôt d’un désir pour celui qui veut l’engendrer. Et par là, j’entends aussi bien les femmes que les hommes qui se retrouveront forcément avec les mêmes angoisses. « Ce qui est désiré, ce n’est pas un enfant », a dit la psychiatre et psychanalyste Monique Bydlowski, « c’est le désir d’enfant, le désir d’enfance, la réalisation d’un souhait infantile ». Donc, une fois né, l’enfant ne sera plus un désir ou un fantasme porteur de toutes les espérances, mais bien un être humain réel et physique avec des besoins et une destinée propre. Un être qu’il faudra aimer et dont il faudra s’occuper vingt-quatre heures sur vingt-quatre au début de son existence, et pour au moins deux décennies jusqu’à son autonomie. Ce n’est déjà pas facile d’élever un enfant dans un contexte, disons, « normal », mais compte tenu de la lente évolution des mentalités, les choses ne pourront qu’être plus difficiles à gérer dans ces configurations particulières génératrices de con-fusion ; le mariage pour tous et la multiplication des orientations sexuelles bouleversant notre vision des choses et compliquant les situations qui en découleront.

Jean-Philippe semblait réfléchir.

— Excuse-moi, dit-il, mais je pensais à ces deux hommes transgenres qui ont mis un enfant au monde récemment. Du coup, si la greffe d’utérus avait été possible ou autorisée en France pour les hommes, cet homme, né femme, aurait pu offrir son utérus à sa femme, née homme, sur lequel on l’aurait transplanté, et c’est lui qui aurait pu porter l’enfant !

— Oui, répondit Allan. Puisque des médecins sont prêts à le tenter, j’imagine que ce genre de chose arrivera quand cela sera possible. Il serait intéressant de savoir ce qui les motivera : la gloire, la renommée, la curiosité, l’exploit technique ? Toujours est-il que lorsqu’on voit déjà le marché qui se profile, cela ne sera pas par humanisme.

— Tout ça me dépasse, avoua Jean-Philippe. J’ai l’impression d’être largué, de contempler une œuvre abstraite de Picasso représentant les relations hommes femmes aujourd’hui.

Allan sourit.

— Ce n’est pas faux. Tout bouge si vite.

Un ballon vint heurter la vitre derrière laquelle ils se tenaient et tous deux sursautèrent. Un enfant de dix ans environ leur fit un sourire d’excuse et s’enfuit au pas de course, son ballon sous le bras.

Allan et Jean-Philippe le regardèrent disparaître en silence en sirotant leur bière. Autour d’eux la salle se vidait progressivement. Le léger brouhaha qui provenait des discussions éparses combla momentanément le vide qui s’était installé entre eux.

 

[1] Philippe Brenot, Inventer le couple, inspiré du texte page 18, Editions Odile Jacob, 2001

[2] Le Male gaze ou « regard masculin », est un concept théorisé en 1975 par la critique de cinéma et réalisatrice anglaise Laura Mulvey.

[3] Voir l’article 1124 à la fin de l’ouvrage.

 

« L’histoire de la résistance des hommes à l’émancipation des femmes est encore plus instructive que l’histoire de l’émancipation des femmes ».

Virginia Woolf

Extrait chapitre 5

Samedi – 17 h 30

Les mots ne sont pas anodins. Ils sont des contenants que nous avons remplis de signification durant des siècles. Ils sont porteurs d’un héritage culturel, traditionnel ou émotionnel qui les rend « parlants » à notre esprit et à notre mémoire. Ils représentent notre pensée. C’est grâce à eux que nous nous représentons le monde. Et selon le contexte, l’emploi de certains mots peut devenir aussi dangereux que des armes. Des armes qui peuvent aussi se retourner contre ceux qui les emploient. Comme le dit si bien Pascal Bruckner « Il faut réapprendre à bien peser les mots pour bien penser le monde[1]. » Il faut aussi en repenser d’autres pour panser le monde, car certains mots sont tellement chargés de souffrance et de violence qu’ils en sont devenus obscènes. Il faut donc en inventer de nouveaux. Car des mots comme féministes ou machos sont empreints d’une charge émotionnelle quasi explosive. Il suffit de lire les commentaires sur les forums qui traitent de sujets féministes pour s’en rendre compte. La haine et la misogynie qui s’en dégagent sont aussi nauséabondes que celles qui prévalaient il y a plus de deux mille ans.

Et s’il te faut un autre exemple pour mesurer toute l’ampleur du problème, rappelle-toi les déferlements de violence, d’injures et de haine d’une multitude d’hommes sur les réseaux sociaux lors de #MeToo et #BalanceTonPorc[2], en octobre 2017. Leurs réactions disproportionnées à la suite de cette dénonciation publique de leurs comportements sexistes et misogynes. Leur colère face à ces femmes qui fustigeaient et remettaient en question la société patriarcale qui infériorise les femmes mais qu’ils veulent voir perdurer. Face à ces débordements agressifs et outranciers, on ne peut que se demander l’origine d’une telle animosité et d’une telle brutalité envers les femmes.

Quel est donc ce gouffre empli de soufre qui les sépare et s’enflamme au moindre mot, empoisonnant les relations hommes femmes de relents machistes répugnants ? Il suffit que les femmes s’unissent et confrontent les hommes à leurs comportements de prédateurs ou qu’elles prennent simplement la parole sur le Web pour qu’aussitôt ils s’unissent à leur tour et les poursuivent en meute pour les massacrer. La technologie numérique a encore amplifié la misogynie qui se répand via les réseaux sociaux comme la peste et se poursuit dans le monde physique. Que ce soit dans l’espace public ou dans l’espace numérique, les hommes font comprendre aux femmes qu’elles n’y ont pas leur place. Et la cyberviolence sexiste et sexuelle qu’elles subissent quotidiennement n’a qu’un but : les exclure et les faire taire.

Alors quoi ! La courtoisie et la politesse d’aujourd’hui ne feraient que masquer la véritable nature des hommes ? Ne serait-ce qu’un vernis de civilité qui craquerait dès qu’une femme bouge le petit doigt ou revendique le moindre droit ? Suffit-il d’un simple « mouvement » féminin pour attiser les braises de leur haine et descendre en flamme les femmes sur les réseaux sociaux comme on brûlait jadis les sorcières sur les bûchers de l’Inquisition ?

Jean-Philippe passa une main dans ses cheveux.

— Des bûchers numériques ! C’est fort comme image, dit-il. Et très juste, en fait, puisqu’au Moyen Âge, comme aujourd’hui sur Internet, le but est toujours le même : éliminer les femmes dont l’intelligence, le savoir et la parole menacent les hommes. « On la dit femme, on la diffame » disait Lacan. Même si ces dénonciations collectives ont contribué à sensibiliser l’opinion publique, il faut admettre que le cerveau de certains hommes, sclérosé par des siècles de domination masculine, ne sera jamais prêt pour recevoir la lumière nécessaire au changement. Admettre aussi que l’anonymat dont profitent ces réseaux leur permet de vomir leur haine à la face des femmes en toute impunité. Une haine qui devient incontrôlable, mais dont tout le monde se fiche et qui rapporte des milliards aux GAFAM[3] qui l’exploitent à fond et gouvernent nos vies. Parce que ces réseaux sont addictifs et génèrent une satisfaction et une importance de soi dont se gorgent les utilisateurs qui n’en ont jamais assez.

Évidemment que c’est du sexisme et de la misogynie ! C’est surtout la simple reproduction de ce qui se passe dans la réalité. Que ce soit sur le Net ou dans la rue, les hommes ont intériorisé le fait que l’espace public leur appartient et que la place des femmes est à la maison. Et si les femmes refusent de se soumettre à cette injonction, ils les traquent et les chassent comme du gibier, ni plus ni moins. Tu l’as dit toi-même, tout à l’heure, le droit est conçu sur des bases sexistes qui préservent le droit des hommes d’accéder aux corps des femmes et des enfants.

— C’est exact, approuva Allan. Il suffit de lire la presse pour y trouver quotidiennement des articles traitant de violences conjugales, de harcèlement, d’incestes, d’abus sexuels et de viols commis aussi bien par des curés que des politiques ou des stars sur des femmes et des enfants sans que cela ne débouche sur de véritables condamnations[4]. Des hommes qui abusent et accusent leurs victimes, crient au scandale, alertent la Presse, ameutent leurs réseaux et trouvent des appuis parmi les élites et les puissants pour les défendre[5], n’hésitant pas à porter plainte pour diffamation et faire condamner leurs victimes. Des hommes, dont des pères incestueux, qui nient avec force les faits qui leur sont reprochés. Des millions d’hommes complices qui croient encore que les femmes sont leur propriété et leur appartiennent corps et biens.

Des hommes qui bénéficient toujours d’excuses et de complaisance pour leurs frasques et leurs dérapages quand les femmes sont traitées de menteuses, subissent la honte et l’opprobre publics et ne sont pas soutenues par le système policier et judiciaire. Plus qu’un mode opératoire c’est un système implacable qui donne toujours le pouvoir aux hommes sur les femmes. D’un côté les prédateurs, de l’autre les proies. Notre société cautionne apparemment les viols et les abus sur les femmes et les enfants puisqu’à peine 10 % des agressions débouchent sur une condamnation. Ces comportements n’étant pas suffisamment sanctionnés, les agresseurs continuent de se fournir en chair fraîche en toute impunité. Et ils ne s’en privent pas, dévastant sans remords leurs victimes qui, pour certaines, ne s’en remettront jamais. Ce laxisme revient à légitimer la perversion narcissique et à la considérer, finalement, comme un état masculin normal ! Même les « violeurs ordinaires » n’encourent quasiment pas de peine. Depuis MeToo, étonnamment, les plaintes pour viols augmentent partout mais les condamnations diminuent[6] ! Une proportion effarante de ces plaintes est requalifiée en délits moins graves, débouche sur des non-lieux ou est classée sans suite. C’est comme si tout ce tintamarre nuisait à la liberté des hommes de disposer du corps des femmes et qu’il fallait y mettre un terme afin que cela reste possible. Une chose est sûre, les magistrats et les puissants, tous ceux qui détiennent l’argent et le pouvoir, préfèrent encore laisser un violeur en liberté que de reconnaître la parole d’une femme et de lui rendre justice. On protège et soutient les garçons au détriment des filles que l’on juge moins importantes. On les intimide, on les ostracise, on nie leur souffrance, on détruit leur vie. Les garçons restent des héros même lorsqu’ils abusent ou violent une fille. C’est politique. Comme pour les féminicides, on minimise les crimes des hommes pour conserver la mainmise sur les femmes. On discrédite leurs témoignages, on classe leurs plaintes et on justifie ces viols et ces abus sexuels en se cachant derrière les phrases d’illustres personnages, telle celle de Talleyrand, évêque défroqué, en disant : « Les femmes pardonnent parfois à celui qui brusque l’occasion, mais jamais à celui qui la manque. » C’est sûr, les hommes ont bien intériorisé que lorsqu’une femme dit non c’est qu’elle veut dire oui ! Autant de mensonges et d’encouragements au viol.

Allan se tut et ferma les yeux un instant, comme pour chasser les images odieuses issues de sa longue diatribe.

— Oui, tout ça n’est pas très reluisant, compatit Jean-Philippe en tapotant sur la table. Toute l’impunité des hommes vient de là. Ils se sentent soutenus et se couvrent les uns les autres. Comme on accuse le féminisme des crimes du meurtrier, les abuseurs et autres violeurs accusent leurs victimes de leurs propres crimes. Pire, on les invite sur les plateaux de télévisions, on leur donne une audience dans les médias où ils remettent en cause la parole des femmes et banalisent violences sexuelles.

— Typique du « backlash », lâcha Allan.

— Et le mécanisme est le même pour les attaques misogynes sur les réseaux sociaux, reprit Jean-Philippe en appuyant ses avant-bras sur la table. En plus d’être protégés par l’anonymat, ils savent que les femmes ciblées ne trouveront quasi-pas de soutien auprès de la justice ou de la police. Ils les éliminent donc les unes après les autres. Comme dans un jeu vidéo. À ce propos, sache que je ne me reconnais absolument pas dans cette malveillance et cette lâcheté. Comme on l’a dit, ces déchaînements de violence et cette hostilité sont une des faces noires de l’être humain qui rabaisse et détruit ce qu’il ne peut contrôler ou obtenir. Les réseaux sociaux n’ont pas été créés pour rassembler mais pour diviser. Ils ne sont que des leurres de communication qui dispensent les gens de s’écouter tout en leur donnant une audience et un sentiment de toute-puissance. D’où les dérives et les harceleurs de tout poil qui éructent leur haine sur la toile sans avoir à se confronter à leur victime. C’est une attitude infantile et immature. Ces hommes ne sont en fait que des petits garçons dans des corps d’hommes. Des hommes mal dans leur peau, en quête de reconnaissance, qui portent des habits trop grands pour eux et harcèlent les femmes pour se sentir exister.

Allan regarda Jean-Philippe avec une intensité nouvelle.

— Eh bien, tu m’en bouches un coin là, dit-il. Finalement, tu es plus féministe que tu ne le crois, on dirait. Ou mon discours produit son effet ?

Jean-Philippe esquissa un sourire sibyllin et poursuivit :

— D’ailleurs, avec l’avènement de ChatGPT et autres robots conversationnels, les risques de cyber misogynie ne feront que s’accentuer. Sachant que ces robots ne font que reproduire le comportement des hommes blancs hétérosexuels qui les ont conçus et que leur vision du monde comporte des biais racistes et misogynes, l’IA, qui nous copie et nous singe ne peut que l’être également. De plus, dans la mesure où les concepteurs de ces programmes avouent déjà être dépassés par leur création et qu’ils ne savent plus comment l’IA fonctionne, les femmes courent le risque de se voir supprimer des droits chèrement acquis parce que la machine, dénuée d’émotion et de conscience, appliquera des processus automatisés qui viseront l’efficience et les éliminera du système. Et ce d’autant que l’IA continue d’apprendre seule, nourrie des milliards de données que nous lui fournissons via Internet, le Cloud, nos téléphones, nos PC, les réseaux sociaux et j’en passe. Un apprentissage chaotique genré et biaisé qui intégrera, lui aussi, tous les stéréotypes qui nuisent aux femmes et que la société s’efforce de corriger.

Jean-Philippe s’interrompit et tripota son verre vide.

Allan le considérait d’un œil nouveau. Son discours semblait différent, plus conscient. Cela le réjouit. Jean-Philippe lui plaisait physiquement, mais il avait également besoin d’échanger avec un être intellectuellement à sa hauteur.

 

[1] Pascal Brukner La Tentation de l’innocence, Grasset & Fasquelle, 1995.

[2] Le hashtag « #Balancetonporc », crée par Sandra Muller le 13 octobre 2017, invitait les femmes à dénoncer le harcèlement subi notamment dans le cadre professionnel.

[3] GAFAM est l’acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines qui dominent le marché du numérique.

[4]https://www.senscrtique.com/liste/les_porcs/2207124?page=1

[5] Voir les ouvrages de Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020 et Camille Kouchner, La familia grande, Editions du Seuil, 2021.

[6] Femina, Nicolas Poinsot, 13.3.23 – https://www.femina.ch/societe/actu-societe/viol-pourquoi-voit-on-plus-de-plaintes-mais-moins-de-condamnations

 

 

Révélation

De nombreuses femmes ne se définissent pas comme féministes, voire réfutent cette appellation, mais elles vivent pourtant comme des féministes, c’est à dire comme elles l’entendent.

Ces femmes ont oublié que les droits dont elles jouissent aujourd’hui sont le fruit du travail et du militantisme des pionnières de la première heure. Des droits arrachés un à un, au forceps pourrait-on dire, dans un contexte inimaginable pour les femmes actuelles.

Voilà pourquoi, selon Benoîte Groulte, « il faut continuer à utiliser le terme « féministe ». Quand on oublie le mot, on oublie le combat qui va avec. » 

Et toujours selon Benoîte Groult : « Reste à attendre que le féminisme puisse disparaître faute de misogynes et que l’humanisme puisse suffire à défendre indistinctement tous les individus. »

 

Commentaires Révélation

Françoise Leu – Janvier 2024

Comme toujours, j’ai apprécié ta facilité d’écriture, ton style fluide ; tout s’enchaîne parfaitement, avec naturel et élégance. Et dans ce cas, je suis franchement époustouflée par l’énorme travail de recherche et de synthèse que tu as accompli. C’est impressionnant. BRAVO !!!

Ça m’a fait du bien, intellectuellement parlant, de me (re)plonger dans ces réflexions/documents /références, etc. Merci de m’avoir donné cette opportunité si stimulante !

Extrait du commentaire sur le manuscrit

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