Un fauteuil pour trois.

L'arbre sur la RTSBillet du 23.1.11

Incertitude, lieux étranges, peur diffuse : tout est là pour constituer une atmosphère fantastique.

Daniel Fattore

Un fauteuil pour trois

Postface de Pierre Yves Lador 

Billets Daniel Fattore

En fine observatrice de ses contemporains, Catherine Gaillard-Sarron s’inspire d’événements du quotidien et les transforme en récits extra-ordinaires grâce à une imagination peu commune.
Une odeur insistante, un fauteuil, un chêne aux branches noueuses, un banc abrité par des ruines: ces simples éléments deviennent les matériaux qui tiendront en haleine le lecteur pour le faire rêver (et cauchemarder…).
Il prendra alors conscience de la part de fantastique qui peuple nos vies si ordinaires
.

www.plaisirdelire.ch – Collection Frisson

 

Mai 2009 – 177 pages/10 nouvelles fantastiques

ISBN : 978-2-88387-058-1

Prix 25 CHF   eBook 4.99

Courir ou ne pas courir? - Extrait

par Catherine Gaillard-Sarron | Voix off Anne Davaud

Pour lui, l’arbre était vivant. Il respirait…

L’arbre : « Pour lui, l’arbre était vivant. Il respirait… et quelque chose battait au cœur de ses fibres ; quelque chose qui lui donnait ou lui apportait une énergie qu’il ne savait pas comment nommer, mais que l’on sentait alentour. L’arbre lui faisait peur ; c’était son ennemi… son rival… ».

“Un fauteuil pour trois : De la sensualité, il y en a aussi – et à ce titre, la nouvelle “Un fauteuil pour trois” est emblématique. Doit-on sourire à cette aventure? Elle est en tout cas énorme, entre ce fauteuil qui prend un malicieux plaisir à masser ceux qui s’y asseoient avant de leur faire un sort. L’humour noir est ici au rendez-vous, entre outrances et horreur, entre Eros et Thanatos.

Humour également dans un petit récit intitulé “Télé à chat!” qui, sous des dehors cocasses, donne à réfléchir à nos postures lorsque nous regardons la télévision et, plus largement, à l’importance parfois surfaite que nous donnons à ce que propose cette folle du logis.

Il faudrait aussi relever la belle histoire d’amour de “Songe d’une journée d’été“, nimbée de merveilleux, ou les dialogues avec Dieu (vraiment?) de “Le passe-pensées” et d’autres petits bijoux encore. Les dix récits du recueil sont portés par un style classique, soigné, empreint de tendresse et riche en clins d’œil aux personnages, à la Suisse romande et à d’autres régions du globe.”

Daniel Fattore

« On n’oubliera plus, ses personnages, ses ambiances qui étaient peut-être déjà en nous, ils nous hanteront jusqu’à la fin de nos jours… et peut-être au-delà. »

Pierre Yves Lador

Les droits du recueil de nouvelles Un fauteuil pour trois, édité aux Editions Plaisir de lire en 2009 dans la collection Frisson, ont été repris par Catherine Gaillard-Sarron en 2017.

Postface de Un fauteuil pour trois

BCU Pierre Yve Lador

Dévoiler les mystères du monde ordinaire

Catherine Gaillard-Sarron est un écrivain de la semaine, non pas seulement parce qu’elle écrit tous les jours mais parce qu’elle crée des personnages comme Dieu, de ceux qu’on rencontre dans les rues d’Yverdon-les-Bains, de Dôle ou de Paris. Leurs habits ressemblent à ses adjectifs, ils aiment jouer avec, que ce soit des vieilles dames, de petites bourgeoises, des porteurs de blue-jeans amoureux. Sous chaque habit se trouve un destin particulier et l’art de Catherine consiste avec toute son intuition, pas seulement féminine, mais aussi visionnaire peut-être, son flair, ses sens, et elle en a plus que la plupart d’entre nous, ou au moins elle les exerce, à nous découvrir ce qui est caché sous les apparences, ce qui agit derrière, ce qui fait partie du monde et qui indique qu’il y a un autre monde, un monde sous le monde ou au-dessus.

Bien sûr ses héros, comme nous, vont vers la mort suivant un itinéraire qui est toujours d’une certaine façon banal, ne dit-on pas tous les chemins mènent à Rome (Rome qui lu à l’envers donne mort !) ? Mais Catherine met en évidence quelque chose, ce peut être un petit rien, avoir l’air d’un simple accident, comme le célèbre battement d’aile du papillon à Macao qui va par une succession d’évènements entraîner un tremblement de terre à Lisbonne. Et sa plume va nous révéler ce mystère, nous accompagner dans sa découverte et dans cette espèce d’implacabilité d’un destin qui pourtant n’est pas déterminé. En effet le monde de Catherine, le nôtre en somme, laisse la possibilité de la rédemption, de la résilience, de l’espoir, de la fin heureuse, de comprendre ce destin. C’est un dévoilement non pas tant des évènements qui sont certes toujours originaux comme la vie, bien qu’ils se ramènent, comme chez tous les conteurs, à un certain nombre de types prévisibles, mais du flux de la vie, faudrait-il dire de l’âme, de ce qui est sous-jacent, de ce qui peut être la Grâce, parfois démoniaque, parfois angélique, voire fantastique. L’univers de Catherine, le nôtre, car, et c’est sa force, elle nous fait adhérer à sa vision du monde, est un monde hanté ou plutôt habité par une présence vivifiante, vitale, animée. Tout son art est de rendre présent ce que l’on espère, subodore ou nie parfois dans un  mouvement de désespoir. Elle nous donne envie de croire tout en pratiquant un art réaliste. La réalité existe-elle ? Elle semble en tout cas, en lisant ces nouvelles banales en apparence, plus riche que ce que nous croyions savoir.

Une écriture fluide, naturelle et si ça ne veut rien dire, alors comme une rivière qui coule, avec de légers méandres et tout à coup une cascade, une chute, un remous et puis reprend son cours ordinaire.

Il faudrait encore insister sur l’angle de vue insolite qui entraîne le rire. Catherine nous fait sourire ou rire même quand ça finit mal. D’ailleurs quand les héros se marient, sont heureux et ont beaucoup d’enfants, ils finissent quand même, un jour, par mourir. Mais c’est l’amour rayonnant, ruisselant même de Catherine qui éclaire, irrigue, nourrit sa prose, ses personnages et ses lecteurs ; elle aime les gens, les choses, le monde et les mots ; elle se donne et nous donne ses textes comme des pommes rouges de culture biologique qui ont certes des taches, des défauts, voire des carpocapses, mais sont authentiques. Nous les dévorons avec plaisir. En effet qui résisterait à la sincérité, à l’amour et à l’humour ?

Ces fruits nous font du bien, peut-être même nous guérissent-ils ?

À chaque lecture je suis pris par ces destins, par ces engrenages, Catherine est du pays des horlogers, maîtres du temps, des complications et de l’irrésistible simplicité, qui me font frissonner ou rire ou les deux, entraîné insidieusement, on voit où on nous mène, mais on ne peut pas résister, on est pris au piège, et on en redemande. Elle a vécu, elle transmet une riche expérience de la vie, une compréhension subtile de l’être, elle aborde tous les thèmes, amour, mort, homosexualité, plaisir, jalousie, envie, vengeance, souvenir, mémoire inconsciente, odorat, vue, existence de Dieu, fantômes, nature, et nous rend familier l’insolite et fantastique l’ordinaire.

Le fantastique au détour du quotidien est parfois insidieux, progressif, inidentifiable, déguisé ou repéré mais insaisissable. Rédemption ou vengeance, les forces de l’univers, celles que chacun postule, qu’il soit croyant ou non, nous sommes tous croyants même si incrédules et ce doute, les héros le partagent et nous partageons avec eux ce glissement qui nous entraîne là où nous savons que nous allons même si nous tentons parfois de freiner. Écriture de la séduction, ajouterai-je fatale ? Parfois.

Cet écrivain de la semaine, voyante, devient une incarnation d’Isis la déesse égyptienne qui enlève les écailles qui nous empêchaient de voir. On le savait et on l’ignorait, elle n’est pas platonicienne, mais la réminiscence, le dévoilement, le trésor caché, tout l’arsenal ésotérique et romanesque est présent, suggéré, sous-jacent.

C’est cela la singularité de ses récits, dévoiler en décrivant minutieusement les voiles pour nous faire voir ce qu’il y a derrière et nous donner la possibilité de n’être pas comme l’idiot à qui le maître zen montrait de son doigt la lune et qui regardait… le doigt !

On n’oubliera plus, ses personnages, ses ambiances qui étaient peut-être déjà en nous, ils nous hanteront jusqu’à la fin de nos jours… et peut-être au-delà.

 

Pierre Yves Lador, écrivain

 

Catherine Gaillard-Sarron : Le fantastique revisité.

 

Billet de Daniel Fattore du 23.1.11

Catherine Gaillard-Sarron a publié l’an dernier un recueil de dix nouvelles d’essence fantastique à la saveur particulièrement agréable – une belle découverte, pour tout dire! Il y a certes de belles frayeurs, de belles inquiétudes et des nuits blanches à revendre, mais il y a aussi de la tendresse dans ces récits, et un certain humour – parfois franchement potache, parfois joliment noir. 

A l’heure où l’écrivain suisse Catherine Gaillard-Sarron publie son deuxième recueil de nouvelles, “Des taureaux et des femmes”, il était grand temps que je me plonge dans son premier recueil, “Un fauteuil pour trois“, qui hantait ma pile à lire depuis pas mal de temps. Et je ne regrette pas mes heures de lecture: au gré de quelque 174 pages, c’est tout le genre fantastique qu’elle revisite, s’appropriant avec adresse les ressorts du genre et les nimbant d’une once de tendresse et d’esprit qui leur donne toute leur saveur.

C’est le plus souvent en se concentrant sur le point de vue d’un seul personnage que ses nouvelles se déroulent. Ce personnage peut être présenté seul et isolé, comme c’est le cas dans “La dernière garde“, où est peinte la fin étrange d’une vieille dame, à la veille de ses 80 ans – nouvelle où le surréel vient se substituer tout en douceur au réel afin de suggérer le grand départ, une nuit inquiétante en forêt. Incertitude, lieux étranges, peur diffuse: tout est là pour constituer une atmosphère fantastique.

La forêt est aussi le décor de “L’Odeur“, qui, du fait de son rythme haletant, a quelque chose qui rappelle Stephen King. L’auteur a bien su percevoir que souvent, les éléments négatifs sont, pour tout un chacun, associés à une odeur. Ici, elle est présentée comme indéfinissable et obsédante – la mort, peut-être? Cette base bien trouvée sert de substrat à un flash-back familial, puis à la hantise de tout un chacun: avoir un accident, seul, en forêt…

De la sensualité, il y en a aussi – et à ce titre, la nouvelle “Un fauteuil pour trois” est emblématique. Doit-on sourire à cette aventure? Elle est en tout cas énorme, entre ce fauteuil qui prend un malicieux plaisir à masser ceux qui s’y asseoient avant de leur faire un sort. L’humour noir est ici au rendez-vous, entre outrances et horreur, entre Eros et Thanatos.

Humour également dans un petit récit intitulé “Télé à chat!” qui, sous des dehors cocasses, donne à réfléchir à nos postures lorsque nous regardons la télévision et, plus largement, à l’importance parfois surfaite que nous donnons à ce que propose cette folle du logis. Sourires qui naissent également des jeux de mots parfois potaches émanant de la désignation de l’animal. Ce qui rappelle la funeste destinée du lapin “hamlétien” de “Courir ou ne pas courir?” (qui, à titre personnel, me rappelle quelques bestioles à longues oreilles vues chez Ivan Sigg…).

Ou, dans un registre plus grave, la dramatique destinée, relatée à traits trépidants, d’une espèce en voie de disparition relative dans la nouvelle à chute “Sans sommation“.

Il faudrait aussi relever la belle histoire d’amour de “Songe d’une journée d’été“, nimbée de merveilleux, ou les dialogues avec Dieu (vraiment?) de “Le passe-pensées” et d’autres petits bijoux encore. Les dix récits du recueil sont portés par un style classique, soigné, empreint de tendresse et riche en clins d’œil aux personnages, à la Suisse romande et à d’autres régions du globe.

Enrichi d’une postface de Pierre-Yves Lador, ce petit livre vaut bien une lecture!

Catherine Gaillard-Sarron, Un fauteuil pour trois, Lausanne, Plaisir de lire, 2009.

Billet de Daniel Fattore le 23 janvier 2011

 La dernière garde

“Elle les vit tous, chenus et décrépits, qui lui souriaient de leurs mâhcoires béantes et noires!”

 

Extrait

Elle avait réussi à s’échapper en prétextant de la fatigue, les mauvais chemins et surtout un rendez-vous important tôt le lendemain. Personne ne l’avait vraiment retenue. Ses hôtes avaient juste un peu insisté pour la forme. La fête continuerait sans elle et c’est sans regret qu’elle referma la porte sur les rires et les flonflons. Dehors la nuit était glaciale. Il avait beaucoup neigé ces derniers jours et sous le ciel piqueté d’étoiles, le paysage, minéral et surréaliste, étincelait de mille reflets d’argent. Mais Maude ne s’arrêta pas au spectacle scintillant sous la lune, le froid intense la transperçant de ses aiguilles acérées. Elle s’engouffra dans sa voiture, mit le moteur en marche, le chauffage à fond et démarra. Le tableau de bord indiquait une température extérieure de moins vingt-neuf degrés. Elle nota machinalement l’heure : 11 h 50 et la date : 29 janvier 2005. Elle roulait prudemment, lentement, ses yeux brûlants et rougis par la fumée scrutant la route recouverte de neige glacée.

Maude habitait la région du Jura français depuis une dizaine d’années. Elle aimait en contempler les paysages superbes et presque sauvages, mais supportait mal les conditions climatiques qui y sévissaient l’hiver. Lorsqu’elle avait vu le temps, elle avait hésité à prendre la route. Un instant, elle avait même songé à appeler son amie à la Brévine pour se décommander. Au dernier moment, pourtant, elle avait choisi de se rendre à cet anniversaire. Après tout, la fête ne se déroulait qu’à une quinzaine de kilomètres de chez elle et cela lui changerait les idées. Elle sortait peu et les invitations étaient rares à son âge. A l’instar de son amie ce soir, elle avait fêté ses soixante-huit ans au début du mois de décembre. C’est d’ailleurs pour fuir un peu son isolement qu’elle avait vendu la maison familiale au décès de son époux et loué un petit appartement aux environs de Morteau. Quant à ses deux enfants, ils vivaient et travaillaient à l’étranger, leurs visites étaient rares.

Dans la voiture, le chauffage était enclenché depuis cinq bonnes minutes mais Maude ne parvenait pas à se réchauffer. La buée couvrait une partie des vitres et malgré ses lunettes elle avait de la peine à distinguer la route. La bise soufflait à nouveau et tout se confondait dans un blanc uniforme. Habituellement, lorsqu’elle conduisait de nuit, elle pouvait suivre la ligne blanche, mais là elle n’avait plus aucun repère.

Seigneur, pourquoi avait-elle si froid ? En dépit des gants de laine qu’elle portait, ses mains étaient complètement gelées. Et puis cette intense fatigue qu’elle ressentait depuis un moment. Elle n’avait menti qu’à moitié à son amie tout à l’heure. Elle se sentait terriblement lasse soudain – comme si son énergie fuyait par tous les pores de sa peau. Elle était vraiment à plat. Maude jeta alors un regard à la montre du tableau de bord et constata qu’il était presque minuit. Le calendrier numérique amorçait le changement de date.

Elle éternua. Son regard se porta aussitôt sur le curseur du chauffage. La ventilation, assourdissante, était au maximum mais ne semblait curieusement dégager aucune chaleur. Maude était frigorifiée. Elle tremblait et claquait des dents à présent. Sa voiture n’étant plus de première jeunesse, elle pensa avec un serrement de cœur : « Pourvu que je ne tombe pas en panne dans ce coin perdu ! » 

Nouvelle lue à la radio le 14 juin 2012

L’arbre

Pour lui, l’arbre était vivant. Il respirait… et quelque chose battait au cœur de ses fibres.

Extrait

En cette fin de mois de juin, assis derrière les vitres de sa masure, Milo, tourmenté et agité, observait l’arbre dressé au milieu des rocailles. Situé à quelques dizaines de mètres de lui, en plein milieu d’un paysage sec et aride, c’était un grand chêne massif et noueux, presque millénaire. Sa frondaison était dense et cachait, il le savait pour l’avoir constaté au fil des hivers, une ramure anormalement fournie. L’arbre avait une particularité bizarre : bien que son feuillage fût abondant, les extrémités de toutes ses branches apparaissaient à découvert. De loin, l’effet était saisissant : émergeant de la masse compacte et verte, les fines ramilles donnaient l’impression de mains suppliantes tendues vers le ciel. Les soirs d’orage, les éclairs qui l’illuminaient de leurs violents éclats blancs accentuaient encore la ressemblance et lui causaient de grandes frayeurs. Et les jours de grands vents, étaient-ce ses propres angoisses ou des hallucinations dues à ses beuveries qui le tourmentaient ? Il était presque sûr d’avoir entendu comme des plaintes humaines venir de l’arbre ou des branches. Milo n’était pas couard ni poltron. Plusieurs fois, il avait essayé de s’approcher de l’arbre mais, à chaque tentative, il avait perçu quelque chose de malsain planer autour de lui ; une présence invisible et maléfique : un souffle qui l’avait glacé. Une force puissante émanait de ce chêne et l’attirait : un magnétisme irrésistible qui lui fichait une peur bleue. Encore maintenant quand il y songeait, il en avait des frissons et ses poils se hérissaient sur sa peau. Pour lui, l’arbre était vivant. Il respirait… et quelque chose battait au cœur de ses fibres ; quelque chose qui lui donnait ou lui apportait une énergie qu’il ne savait pas comment nommer, mais que l’on sentait alentour. L’arbre lui faisait peur ; c’était son ennemi… son rival…

Personne n’avait voulu l’écouter. Pourtant, quand Vénus avait disparu, il avait essayé de dire les choses qu’il avait vues, mais les gens s’étaient moqués de lui et l’avaient ridiculisé. Ensuite, il n’avait plus eu envie ou plus pu dire ce qu’il savait. Avec le temps, lui-même avait commencé à douter. Blessé, il avait quitté le village. Une force inconnue l’avait alors poussé à venir s’installer dans les parages de l’arbre… à proximité de la maison où il avait vu se dérouler toutes ces choses. Depuis, avec pour compagnes la solitude et la folie, il veillait et attendait anxieusement les solstices d’été. Car ces soirs-là, des faits étranges se produisaient sur la lande. Depuis plusieurs années qu’il vivait là et qu’il surveillait l’arbre, il avait remarqué que toutes ces nuits, noires comme de l’obsidienne, étaient silencieuses et sans lune. Bien qu’il fût courageux, jamais encore il n’avait osé s’aventurer hors de sa maison pour voir ce qui se passait dehors. L’obscurité totale, la malfaisance qu’il sentait émaner de l’arbre et l’angoisse qui l’habitait le paralysaient. Année après année, il se disait qu’il affronterait l’arbre mais, à chaque fois, quand les horribles bruits s’élevaient dans la nuit, la peur le pétrifiait. Depuis le lit où il se terrait, ces craquements, qu’il ne pouvait définir, s’engouffraient par tous les interstices de la cabane et la faisaient trembler épouvantablement. Il avait l’impression que dehors quelqu’un arrachait les dents monstrueuses d’une bouche qui l’était plus encore. Il entendait des choses s’abattre en pluie sur le toit de sa cahute. Il pensait à des petits cailloux ou de la terre. Il s’imaginait alors qu’on l’enterrait vivant et que la maison était son cercueil. Des frissons parcouraient tout son corps; lui aussi tremblait. Alors, pour se donner du courage, il buvait de la gnôle et tentait d’oublier cette horreur en s’enivrant. C’est pendant ces longues nuits-là, qu’ivre mort, il sombrait dans une sorte de torpeur qui faisait remonter des flots de souvenirs à sa conscience : souvenirs qu’il avait enfouis au plus profond de sa mémoire et qui ne revenaient le hanter qu’aux solstices d’été.

Il avait trente-deux ans, Vénus vingt. Elle était si belle qu’il était tombé fou d’amour au premier regard. Après une cour assidue, elle aussi avait succombé à son charme ténébreux. Ils s’étaient aimés avec passion, à la folie. Mais le temps avait passé, flétrissant les élans de jadis. Puis l’habitude s’était installée et Vénus s’était éloignée. Émile, lui, l’aimait toujours follement et malgré ses efforts pour la distraire, elle s’ennuyait. Peut-être que s’ils avaient eu un enfant…

Cet été-là, en dépit de ses trente-cinq ans, Vénus était plus belle que jamais. Éperdu d’amour, Émile craignait constamment de la perdre. Il ne pouvait imaginer la vie sans elle. Il se souvenait du jour où était arrivé l’étranger. Le gars s’était installé près de la taverne du village et grattait une vieille cithare à longueur de journée. Il était beau, jeune et insouciant. Émile avait immédiatement ressenti de la jalousie envers cet homme, libre comme le vent qui soufflait dans ses cheveux longs.  Et il avait compris que Vénus lui échappait ; qu’elle aussi subissait l’appel irrésistible de cette liberté. Le gars l’avait séduite ; ça aussi, il l’avait senti. Malgré les dénis passionnés que Vénus lui avait opposés, leurs étreintes n’avaient plus été les mêmes ; quelque chose avait changé, quelque chose s’était cassé.

Nouvelle lue à la radio le 10 sept. 2010 et le 31.10.14

J’ai eu un plaisir fou à découvrir les nouvelles fantastiques de ce recueil, mélange de Stephen King et d’Hitchcock. Voilà une auteure qui sait écrire, créer et maintenir un suspense qui nous tient en haleine du début à la fin, toujours imprévisible. L’auteure connaît son affaire et nous mène par le bout du nez, nous laissant dans l’incertitude d’un dénouement toujours surprenant voire éclatant. Une écriture caustique, humoristique, riche et ciselée qui ne manque ni de profondeur ni de sagesse. Et surtout, de l’imagination à revendre et des idées incroyables et fantastiques, c’est le cas de le dire !

Mes nouvelles préférées dans l’intensité dramatique sont : « L’arbre », « l’Odeur », « La dernière garde » et « Sans sommation ». Et pour l’humour : « Un fauteuil pour trois », « Télé achat », « Courir ou ne pas courir ». Sans oublier « Songe d’une journée d’été » pour l’amour et le merveilleux. De beaux et très bons moments de lecture. Je recommande.

Bourdon le 16.6.17

Commentaires

“De beaux et très bons moments de lecture!”

J’ai eu un plaisir fou à découvrir les nouvelles fantastiques de ce recueil, mélange de Stephen King et d’Hitchcock. Voilà une auteure qui sait écrire, créer et maintenir un suspense qui nous tient en haleine du début à la fin, toujours imprévisible. L’auteure connaît son affaire et nous mène par le bout du nez, nous laissant dans l’incertitude d’un dénouement toujours surprenant voire éclatant. Une écriture caustique, humoristique, riche et ciselée qui ne manque ni de profondeur ni de sagesse. Et surtout, de l’imagination à revendre et des idées incroyables et fantastiques, c’est le cas de le dire ! Mes nouvelles préférées dans l’intensité dramatique sont : « L’arbre », « l’Odeur », « La dernière garde » et « Sans sommation ». Et pour l’humour : « Un fauteuil pour trois », « Télé achat », « Courir ou ne pas courir ». Sans oublier « Songe d’une journée d’été » pour l’amour et le merveilleux. De beaux et très bons moments de lecture. Je recommande.

Bourdon 16.6.17

Jean-Martin Tchapchet 3.11.14

J’ai écouté avec plaisir la lecture de “L’arbre”. Carine Delfini sait s’y prendre sans être dérangée par la musique de fond. Tu as une imagination créatrice très riche et pas du tout ordinaire. Tu donnes à ta nouvelle une action et des acteurs extraordinaires et cohérents. Jusqu’à la mort d’Émile avec ces radicelles qui poussent sur son corps abandonne. Félicitations.

Jean-Martin

 

Commentaires

Martin 24 mai 2011

Un peu effrayant, ce recueil , à croire qu’il a sa place dans cette catégorie « frisson » ! On en frissonne, en effet, de cet arbre incompréhensiblement malveillant, de ce fauteuil criminel. J’aime particulièrement l’histoire d’amour extra-temporelle du banc dans les ruines, ainsi que la promenade fatidique en montagne, sur les traces d’une odeur familière !