Belle journée à toutes les femmes!

 

En partage, “L’histoire de Kim Lalesh

Les femmes du clan étaient suffisamment avisées et solidaires pour ne pas trahir un secret qui les ravissait toutes.

Bonne lecture! 

Une fois de plus, tous les hommes jeunes, valides et virils étaient partis combattre. Ne restaient dans le camp déserté que quelques vieillards infirmes et prostatiques. Pas de quoi réjouir le cœur de Kim et encore moins la faire jouir. Bien qu’ils n’eussent jamais accepté une telle idée, les hommes du clan Lalesh, elle en était convaincue, préféraient guerroyer à grands coups de sabre en tranchant à vif dans les chairs de leurs congénères, plutôt que de tremper leur glaive de chair dans l’intimité humide et vivante de leurs femmes, trop souvent inassouvies.

Kim soupira. Liée à dix-sept ans à Dargon par le rite ancestral de l’union, elle pouvait compter sur les doigts de ses deux mains les quelques fois où ils avaient été ensemble et fait l’amour. Entre les guerres, les batailles et les emprisonnements, le temps passait vite. Elle avait maintenant vingt ans et son corps jeune et vigoureux se consumait dans une attente inhumaine. Par ses étreintes, Dargon avait éveillé en elle un désir puissant et ardent qui ne cessait de croître, mais hélas, qu’il ne pouvait satisfaire puisqu’il n’était jamais là. La solitude et l’ennui ne faisaient qu’exacerber son impérieux besoin. Kim n’en pouvait plus. Elle en avait assez de soupirer après le retour éventuel et occasionnel de son amant. Cette attente la rendait folle. Elle devait absolument trouver le moyen de combler le vide qu’elle ressentait en elle et d’apaiser le feu qui enflammait son ventre.

Kim prit sa décision et se dirigea d’un pas allègre vers la case de Ghilam, l’eunuque, sise à l’entrée du village. Après tout, elle le savait, elle n’était pas la première et sûrement pas la dernière à venir le trouver pour lui demander ce service. En chemin, elle croisa Elhaime qui lui sourit d’un air entendu. Les femmes du clan étaient suffisamment avisées et solidaires pour ne pas trahir un secret qui les ravissait toutes. Elles savaient tenir leurs langues lorsqu’il le fallait. À ce propos, Kim se demandait souvent comment les hommes étaient faits. Leurs yeux et leurs oreilles ne leur servaient-ils, en définitive, qu’à voir et à entendre l’ennemi approcher ?

Ils ne percevaient donc rien des subtilités propres aux femmes ?

Véritablement, ils n’avaient que cinq sens quand les femmes en avaient six !

Tout en marchant, elle songea au destin étrange de Ghilam. Surpris par son maître alors qu’il était en pleins ébats avec une servante, ce dernier l’avait cruellement castré d’un coup de sabre.

Le maître n’avait pas tué Ghilam, il l’avait humilié, déshonoré. En lui tranchant les organes, il l’avait coupé de sa condition d’homme, l’avait réduit à l’état de… femme et cela, tous le savaient, était pire que la mort.

Par cet acte, il avait voulu montrer à chacun que la servante était sa propriété au même titre que les bêtes et les objets qui se trouvaient dans sa demeure et qu’aucun homme, a fortiori un esclave, ne pouvait impunément lui voler sa possession. Il avait agi en prédateur. En émasculant Ghilam dans la force de l’âge, le maître avait voulu marquer son territoire, manifester sa suprématie et se rassurer sur sa propre virilité. Car Ghilam, en couchant avec la servante, avait remis en cause sa place de mâle et de maître tout-puissant. Il fut donc puni et jeté au cachot pour cet affront.

Puis, ce fut sa chance, une guerre tribale avait éclaté dans le lieu où il pourrissait et Ghilam avait été libéré par les guerriers du clan Lalesh, victorieux. Emmené comme esclave, Ghilam avait vite su se faire apprécier. Intelligent et débrouillard, le chef du clan, ravi lui aussi de ses services, l’avait finalement affranchi au bout de quelques lunes. Confiance suprême, il lui avait même confié la tâche de veiller sur le camp et sur les femmes en son absence.

Un homme, même castré, faisait toujours plus sérieux qu’une femme normalement constituée à l’entrée d’un village. Et pour jouer l’épouvantail de service, ces attributs n’étaient pas vraiment utiles : sa haute stature et les armes suffisaient. Pour sûr, le chef n’avait aucune crainte de le voir tourner autour de ses femmes et il ne doutait pas un instant que celles-ci puissent être attirées par un eunuque. Dans ce pays déserté de mâles les trois quarts du temps, il fallait bien reconnaître que ces dernières n’étaient pas du genre farouches et faisaient feu de tout bois. Avec Ghilam le chef était rassuré : à part les dieux domestiques, ce dernier ne pouvait plus honorer grand-chose.

Ainsi, les femmes étaient bien gardées et tout le monde était content.

Sauf que, bien que Ghilam n’en eût plus, il était fort courageux et n’avait pas la langue dans sa poche. Selon les femmes, il la maniait d’ailleurs avec une si grande habileté que Kim se mit à sourire.

Elle arriva enfin devant la hutte de l’eunuque. Son cœur battait la chamade. Avec une légère appréhension Kim se demandait comment aborder le sujet lorsqu’il surgit devant elle, une serpe à la main. Elle sursauta. Grand et bien bâti, ses muscles saillaient sous la peau cuivrée et luisaient de la transpiration due à l’effort.

Il la regarda attentivement. Kim soutint son regard.

Tout fut dit.

Ghilam jeta un œil autour de lui, déposa son outil sur le tas de branchage qu’il était en train de tailler, puis s’effaça pour la laisser passer.

L’intérieur de la hutte était sombre et frais. Kim cligna des yeux et de petits frissons lui parcourent l’échine. Ghilam entra à son tour. Il attrapa l’étoffe accrochée au dos de la porte et essuya la sueur qui perlait de son torse puissant. Ses gestes étaient lents, mesurés, comme pour lui laisser le temps de s’enfuir si d’aventure elle regrettait sa décision. Sans hâte, il se dirigea vers un coffre sculpté et en sortit une magnifique peau de léopard qu’il déposa sur un étrange fauteuil en bois muni d’un marchepied.

Immobile dans la pénombre, Kim l’observait en silence. Quand Ghilam eut terminé ses préparatifs, il releva la tête et son regard magnétique s’ancra dans celui de Kim qu’il invita à s’asseoir.

Cette dernière, troublée par la beauté et la sensualité de l’eunuque, hésita et jeta un regard en direction de la porte. Elle pouvait encore s’en aller.

Ghilam, qui la suivait de ses yeux noirs et pénétrants, sentit son indécision. Il s’approcha doucement d’elle. Il avait l’habitude. Elle recula d’un pas. Il lui prit la main et la guida lentement vers le fauteuil. Kim sentit ses jambes se dérober sous elle. Les femmes n’avaient pas menti, cet homme avait un pouvoir extraordinaire. Par la seule force de son regard, doux et profond à la fois, il parvenait déjà à l’immobiliser. La crainte fit place à la curiosité et sa peau frémit sous l’excitation. Non, elle ne partirait pas, il était trop tard maintenant. Il fallait qu’elle aille jusqu’au bout. Elle voulait savoir. Connaître son secret. Elle lui délierait la langue.

Ghilam sourit, elle était comme les autres. Il voyait dans ses yeux ce qu’elle attendait de lui. Il savait pourquoi elle était venue. Il le lui donnerait. Toutes ces femmes le méritaient. L’idée que leur bonheur était suspendu à ses lèvres le réjouissait. Il était si fier de pouvoir leur apporter ce qu’elles recherchaient toutes. En vérité, il aimait le leur donner et le plaisir qu’il y prenait était immense, bien plus grand que le leur. De plus, sa jouissance à leur offrir ce qu’elles venaient si humblement demander le comblait de joie.

Oui, les femmes du village étaient bien gardées. En dépit de l’absence des hommes, elles s’épanouissaient. Il savait veiller sur elles avec patience et douceur. Il les comprenait si bien, maintenant…

Kim, fascinée, le regardait, muette, et il la contemplait lui aussi, sans parler. À quoi bon les mots. La langue qui les relierait bientôt était la plus poétique du monde, la plus mélodieuse et la plus belle de l’Univers. Ghilam était un musicien et un magicien. Grâce à lui, toutes, jeunes ou vieilles, belles ou laides, devenaient entre ses mains, instruments dont il jouait avec virtuosité. Et chaque femme avait sa sonorité propre qu’il savait déceler et faire vibrer en de profonds harmoniques. Sans prononcer une seule parole, il pouvait les faire chanter toutes, alors même qu’il ne les avait jamais vues et qu’elles ne connaissaient pas sa langue. Ghilam les respectait profondément : de chacune il jouait, sans se jouer d’aucune.

Il s’agenouilla devant elle et lui releva délicatement sa tunique. Leurs regards se croisèrent une fois encore et Kim ferma soudain les yeux, submergée par un plaisir inconnu qui l’emporta dans un tourbillon délicieux et ascendant.

Dehors, assis devant la hutte, Amarël, comme à chaque fois qu’une femme entrait chez son ami Ghilam, se mit à jouer du luth. Et comme à chaque fois, les sons merveilleux qui sortirent de la hutte s’accordèrent si bien à ceux du luth que la mélodie d’amour qui emplit l’espace sembla pincée aux mêmes cordes.

 

Ce jour-là, Amarël joua longtemps du luth et jamais encore harmonie ne vibra aussi admirablement dans les cieux.

Lorsque Kim revint chez elle, son visage rayonnait. Dargon pouvait bien guerroyer autant qu’il voulait. Enfin comblée, elle savait désormais comment apaiser le feu qui brûlait en son sein et transcender son désir.

Un secret réjouissant et bien gardé qu’elle partageait avec toutes les femmes du clan Lalesh. Un secret dont vous ne saurez rien, à moins de donner votre langue au… chat !

 

© Catherine Gaillard-Sarron 26.2.21

Nouvelle remaniée extraite du recueil « Des taureaux et des femmes ».