Nouvelle extraite du recueil « Paquet surprise »

Le despote ancestral

« Je suis la mémoire du monde, de la parole et des hommes qui en usent ».

Préambule :

Cette histoire, colportée oralement depuis le début du monde par d’innombrables conteurs a, comme tout récit issu des méandres du souvenir, subi naturellement des détournements, des modifications ou des rajouts qui ont pu en altérer le flux initial. En tant qu’énième conteur de cette légende, et dans le but avoué d’éviter tout conflit ou procès intentés par des linguistes, académiciens, grammairiens ou puristes de tous bords et de tout poil, je décline ici toutes responsabilités quant au contenu de ce texte.

La guerre de l’eau a bien eu lieu. Elle a sa source dans la mémoire ravinée du Despote ancestral qui, durant des siècles et des siècles, régna sans partage sur le monde.

En ces temps où l’écriture prenait son essor, le Despote détenait encore tous les pouvoirs, en particulier celui du verbe. Lui seul disait connaître le secret des mots et des sons. « Je suis la mémoire du monde, de la parole et des hommes qui en usent » scandait-il à chaque apparition. « Tout ce qui est dans vos têtes vient de la mienne ! »

Et c’est un fait que par un sortilège inexplicable, il animait et projetait dans l’esprit de ses créatures tout ce qui leur permettait de penser. Il contrôlait tout. À tel point que, sans le Despote, il n’y aurait tout simplement plus eu de mots pour incarner la pensée ou les idées. Le Despote pensait. Donc il était. Le peuple, lui, n’était pas !

La légende disait qu’au début du monde, il y avait eu la lumière et le Verbe. Puis la caverne, la peur et le cri. Et le Despote était venu… avec le feu et les mots.

Un feu que le Despote Roco Bonobo avait d’ailleurs chevillé au corps et qui le poussait à sauter sur tout ce qui bougeait – réflexe ancestral de survie qui se manifestait, encore aujourd’hui, chez nombre de mâles et dans les contextes les plus saugrenus : de la caverne à la calèche en passant par l’ascenseur, l’avion ou le Sofitel, la diversité des lieux n’avait d’égale que la frénésie irrépressible des sauteurs de tout poil !

Au grand dam de tous, le Despote semblait éternel, mais il vieillissait. Un jour, sa mémoire infaillible eut une défaillance et le son O disparut subitement dans une circonvolution de son cerveau ramolli. On cacha cette terrible amnésie au peuple auquel on annonça, tambour battant, que le son avait été volé. Une récompense faramineuse fut même offerte à celui qui le retrouverait. Le peuple ne fut pas dupe.

Pour sauver la face et maintenir son autorité ancestrale, le Despote décida alors arbitrairement de remplacer la lettre O par le A. Mais cela pasa immédiatement de graves prablèmes à la papulatian. Retirer le O de la circulatian n’était pas anadin. C’était ébranler taut l’édifice qui sautenait le langage ! Rampre l’équilibre ancestral ! Les citayens avaient depuis si langtemps intériarisé le san en questian que leurs esprits se refusaient à cette nauvelle canfiguratian linguistique. Nanabstant, le O ayant tatalement disparu du cerveau de Raca Banaba, il disparut aussi des canversatians et les gens ne se camprirent plus ! Cette amnésie, certains parlèrent d’Alzheimer naissante, eut des canséquences cansidérables sur taus les aspects de la vie saciale et palitica-écanamique et débaucha sur la première révalutian : celle qu’an appela la révalutian d’Actabre.

Indignés qu’an les traitât ainsi, les gens descendirent par millians dans la rue. Ils se révaltèrent cantre le régime tyrannique qu’an leur impasait et qu’ils suppartaient sans brancher depuis des siècles. Ils exigèrent la liberté de penser hars du Despate. Ils brandirent des pancartes, hurlèrent des slagans : « Fin de la saumissian, à mart le despate ! » « Fin de la saumissian, à mart le despate ! »

Paur calmer le jeu, les ministres du manarque prapasèrent alars une baisse des impâts et affrirent un cangé exceptiannel à taut le mande. Pendant quelque temps, la vie reprit san caurs, mais les prablèmes et la canfusian engendrés par ces madificatians arthagraphiques devinrent vite insuppartables. Ce fut une périade catastraphique. An vit les Italiens envahir les pastes pour y acheter leurs pâtes favarites, les éclapés des sparts d’hiver chercher dans les hatels le sautien nécessaire à leur handicap pravisaire. Le pire fut le téléphane. An crut même à une canversian massive du mande à l’islam quand les gens se mirent à répandre Alla au baut du fil. C’est à cette épaque que les musulmans délaissèrent les masquées pour les apérateurs Arange et Swisscam qui se frattèrent les mains. Les quipraquas et les dialagues de saurds se multiplièrent, menaçant la cahésian saciale et pravaquant une nauvelle fais des émeutes. Alars, taus, camme un seul hamme, ils retaurnèrent dans la rue vaciférer leurs slagans vengeurs : « À bas, Raca Banaba, À bas, Raca Banaba ! »

C’était l’harreur. Le mande ne taurnait plus rand du taut. Les gens devenaient faus.

Affalés, les ministres décrétèrent danc dans l’urgence que le san manquant serait darénavant remplacé par les lettres AU. Ce qui, dans l’attente de la guérisaun du Despaute, devait permettre une meilleure caumpréhensiaun entre les peuples. Mais changer la lettre O par la lettre A et le san O par AU ne résaulvait pas le praublème paur autant. Au cauntraire. Aun s’apercevait que les sans OI, OIN, ON, OU, OUILLE, étaient eux aussi maudifiés et devenaient inintelligibles.

Auille ! Auille ! Auille ! C’était taute la langue qu’il fallait remanier. Une seule lettre vaus manque et taut devient incaumpréhensible ! Ce fut la deuxième révaulutiaun, celle de nauvembre.

Dès laurs, ne sachant plus que faire, mais caunscients qu’il fallait faire quelque chause, les ministres, dépassés par les événements, refilèrent la patate chaude aux quarante linguistes du pautentat. Ces derniers, que le peuple crauyait immaurtels, revêtirent leurs verts habits d’apparat et se réunirent saus la caupaule aù ils avaient cautume de se rencauntrer. Les échanges furent naurris et vifs car aucun d’eux n’avait la langue dans sa pauche. Des heures durant, ils palabrèrent sans parvenir à trauver une saulutiaun satisfaisante. Ils en vinrent aux mains. Certains mauntrèrent les craucs. D’autres mirent même la main à l’épée qui ne les quittait jamais. Quand les mauts deviennent maurdants la langue s’avère tranchante !

Bref, après avauir débattu taute une nuit sur la caunduite à tenir, les quarante parleurs décidèrent finalement que le saun O s’écrirait désaurmais EAU. Ce qui, selaun leurs savantes déductiauns, devait appaurter une plus grande fluidité au langage.

Et les cheauses se ceaumpliquèrent enceaure. De Beauneaubeauienne la situatieaun devint amphigeaurique. Ceaumplètement à beaut, les gens perdirent patience et se mirent à traiter teaute cette clique d’incapables de crétins ceaungénitaux et d’andeauilles patentées. Parteaut, des bagarres et des échauffeaurrées éclatèrent dans les villes. Des feaules heaustiles manifestèrent leur ceaulère et leur ras le beaul devant les ministères et la ceaupeaule. Elles envahirent les adminstratieauns, defeauncèrent les écheauppes et les beautiques. Sidéré par l’ampleur de l’insurrectieaun le Despeaute enveauya son armée réprimer l’indigne seaulèvement et neaumbre d’Indignés treauvèrent la meaurt en ces seaumbres jeaurs. En dépit de sa vieaulence, cette treauisième réveaulutieaun, qui menaçait de dégénérer en guerre meaundiale de l’« eau », fut peaurtant la dernière. Et le début d’une neauvelle ère. Car le 25 décembre de cette année de grâce eaubliée, unis ceaumme les deauigts d’une seule main – c’est bien ceaunnu, l’unieaun fait la feaurce – les insurgés investirent le palais du Despeaute et, teaus ensemble, ils débeauleaunnèrent l’ideaule ancestrale qui vacilla et teaumba sur le seaul. Et c’est là que le miracle se preauduisit. Car en teaumbant, le Despeaute se ceaugna la tête à seaun treaune et un OH magistral sortit soudain de sa bouche édentée : le langage retrouva instantanément le son perdu et Roco Bonobo, destitué sur le champ, fut exilé dans la jungle.

Et tout rentra dans l’ordre.

Du moins un certain temps. Enfin libéré de l’emprise séculaire du Despote le peuple comprit, ce jour-là, le danger de laisser à une seule personne le pouvoir de détenir la parole et la pensée de toutes !

C’était la leçon… qu’ils oublieraient… et revivraient… éternellement.

Car bien que cette histoire, plus connue sous le nom de Roco Bonobo et les quarante parleurs, fût celle d’un monde et d’hommes particuliers, elle est aussi celle, toujours recommencée, du monde et de tous les hommes qui, amnésiques ou assoiffés de pouvoir, font, défont et refont inlassablement le monde…

 

NB : nous reste de cette époque les différentes orthographes du son O : O, AU et EAU !

Et les quarante Parleurs… de l’Académie Française.

 

 

© Catherine Gaillard-Sarron 
Nouvelle extraite du recueil « Paquet surprise » 2014