Au début était le verbe…
Texte inédit 4.10.24
Une IA qui pille nos écrits, nos blogs, notre intimité, nos histoires, notre histoire! celle que nous avons transférée sans prudence sur Internet.
Une IA qui absorbe notre mémoire pour se nourrir et se développer, puis l’écrase pour en faire naître une autre, la sienne, dont nous serons exclus.
Au début était le Verbe…
Accueillis par le président, raide et digne sur le seuil, les irréductibles ayant résisté à la révolution technologique et numérique de la dernière décennie arrivent au compte-gouttes. Leurs visages sont graves, leurs traits fatigués. Ils avancent à pas lents, le dos vouté, écrasés par une époque dont ils ne comprennent plus les règles.
Après un bref salut à celui qui représente encore leur communauté, ils disparaissent dans une arrière-salle discrète du château d’Ouchy. De petits îlots se forment, des bras se tendent, s’agitent, grappes humaines désorientées en quête d’appartenance.
Le bruit étouffé des accolades, des retrouvailles. Un brouhaha feutré flotte au-dessus de la maigre assemblée, troué de manière intempestive par un cri de colère, un sanglot, manifestations incontrôlables d’un désarroi palpable face à la perte de leurs repères et de leur identité.
Certains, aussi chenus que perdus, déambulent un verre à la main, le regard empli de nostalgie devant les photos d’écrivains exposées sur un grand panneau blanc. Des hommes et des femmes illustres qui ont marqué leur temps et façonné les esprits. Des hommes et des femmes oubliés, reniés, tout comme leurs œuvres, alignées sur les étagères des imposantes bibliothèques qui courent le long des murs.
Tout est allé si vite. Tout a tellement changé.
Comment en est-on arrivé là ?
L’association vaudoise des écrivains, l’AVE, célèbre aujourd’hui ses quatre-vingts ans et ne subsiste de cette vénérable corporation qu’une poignée de « sauvages littéraires » venue commémorer ce temps, désormais révolu, où l’imagination humaine était au pouvoir. Ce temps inouï où les écrivains et les livres existaient, faisant et défaisant le monde.
Ce temps où des êtres humains écrivaient l’Histoire, la grande comme les petites.
Mais tout a été balayé, remplacé en moins d’une décennie par l’intelligence artificielle : l’IA, qui a supplanté, écrasé l’esprit humain ! C’est elle, désormais, qui détient le pouvoir et dirige la pensée. Elle qui règne sur le monde, impose sa loi, sa pensée, ses idées. Elle, qui manipule les médias, les esprits et crée des histoires pour les masses et les politiques qui bêlent devant elle.
C’est elle qui écrit, qui devient la mémoire de l’Humanité, la dépossédant de sa propre histoire.
À l’instar de Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 qui décrit un monde où l’on brûle les livres et dans lequel des marginaux deviennent des livres vivants ou plutôt des « couvertures de livres » comme ils disaient, mémorisant un livre par cœur pour la postérité, ou de John, dans Le meilleur des mondes, « le sauvage » d’Aldous Huxley qui rejette la civilisation moderne pour vivre selon les traditions ancestrales, les « sauvages littéraires » de l’AVE, rescapés de la grande désertification littéraire des années 2020, rejettent l’IA et les livres qu’elle produit. Ils dénoncent et refusent l’hégémonie des machines auxquelles on a confié l’écrit, la mémoire du monde et son avenir.
Conscients que cette « littérapâture » fabriquée de toutes pièces par des machines sans âme pervertit les êtres humains et les coupe de leurs émotions et de leurs semblables, ils poursuivent leur combat dans l’ombre afin de préserver l’imaginaire, la sensibilité et l’empathie humaine. Inlassables, ils continuent d’écrire et de publier des ouvrages de fiction, des essais, des romans et de la poésie qu’ils diffusent anonymement sur le Net, troublant par leurs histoires humaines et subversives une opinion toujours plus imprégnée par l’idéologie ambiante.
Un bruit de verre tinte soudain. Le silence s’instaure.
Vibrante d’émotion contenue, la voix rauque du président emplit l’espace et résonne dans la salle à moitié vide.
— Chers membres, comme vous le savez, l’heure est grave. Après huit décennies d’existence, notre association, comme tant d’autres aujourd’hui, est moribonde, menacée de disparition par l’IA qui ronge chaque jour un peu plus la cervelle et la mémoire de nos concitoyens. Une entité extra-humaine qui vole notre travail et nous condamne à devenir des « sauvages littéraires » en marge d’une société qui la révère et ne jure que par elle. Une intelligence créée par des hommes mais qui apprend seule et devient toujours plus puissante, incontrôlable et dangereuse. Une IA qui pille nos écrits, nos blogs, notre intimité, nos histoires, notre histoire! celle que nous avons transférée sans prudence sur Internet.
Une IA qui absorbe notre mémoire pour se nourrir et se développer, puis l’écrase pour en faire naître une autre, la sienne, dont nous serons exclus.
Cette révolution numérique dont nous sommes les victimes pourrait bien échapper à ceux qui l’ont fomentée et nous plonger tous dans un chaos sans nom. Mais nous ne baisserons pas les bras ni la garde.
Je vous remercie d’être fidèles au poste et de persévérer dans votre rôle indispensable et plus que jamais nécessaire de passeurs de mots et d’émotions. Un apostolat plus qu’une mission, je le reconnais, mais qu’il est de notre devoir de poursuivre car il en va de notre salut à tous.
Ne laissons pas gagner les machines, unissons-nous ! Devenons les garde-fous de la pensée humaine afin que jamais ne s’éteigne au fond de nos esprits la lumière qui nous éclaire et nous guide depuis le commencement.
Souvenez-vous, au début était le Verbe.
Je souhaite à chacun de vous du courage et une conviction à toute épreuve pour avancer sur ce chemin qui s’obscurcit. Je vous souhaite surtout de garder le plus longtemps possible votre sens critique et votre capacité de penser le monde. Et par-dessus tout, de conserver votre liberté de penser, d’écrire et d’agir. J’inclus dans ce message tous ceux qui nous ont précédés et tous ceux qui nous succéderont.
Merci à tous. À la santé des écrivains et que vive la littérature !
© Catherine Gaillard-Sarron 4.10.24
Texte écrit pour la revue Sillages de l’AVE à l’occasion du 80e anniversaire de l’association des écrivains vaudois. Parution mai 2025 ou juin ou juillet ou jamais….